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Critique de cprevost


Gilles Deleuze affirme qu'un livre réussi a une épaisseur, qu'il est constitué de plusieurs niveaux et qu'il convient d'en franchir successivement les paliers. C'est incontestablement le cas de « Stigmate ». La démarche Erving Goffman dans son ouvrage est ethnographique et l'observation, directe ou documentée, est résolument empirique. Il décrit méticuleusement et dans sa totalité la vie quotidienne des « stigmatisés » ; il cherche à comprendre la cohérence et à mettre à jour les rituels des interactions fragiles et faussées avec les « normaux ». La communication est le thème constant des travaux du sociologue. le fait social en effet n'est pas pour lui un donné mais un processus qui se construit dans des situations concrètes. C'est, dans la dynamique des échanges et à travers le sens que donnent les individus à leur action, que l'auteur saisit ici l'essence du jeu social.


Le stigmate est pour Goffman un attribut, physique ou psychique, perceptible ou non, qui perturbe et le plus souvent discrédite une relation mixte entre le « normal » et celui qui ne l'est pas. L'individu stigmatisé doit découvrir son infamie, apprendre et intégrer le point de vue des normaux, acquérir les images que la société lui propose ainsi qu'une idée générale de ce que cela implique. La rencontre, toujours pour le discrédité (individu avec stigmate perceptible et plus ou moins importun suivant sa nature et les structures où il s'exprime) est insécure et incertaine. Il ignore en effet ce que pense vraiment l'autre et il doit faire preuve d'une attention redoublée. Ce qui caractérise l'homme stigmatisé, c'est l'acceptation de son sort et de sa place. Il peut certes avoir une tendance à la victimisation avec prises minuscules d'intérêts mais le plus souvent il a la volonté de se corriger pour changer de statut.Les évènements prennent immanquablement pour lui des tournures inattendues, ainsi l'échec est attribué au handicap tandis que la réussite ordinaire est considérée comme un authentique exploit. La répressible intrusion dans la vie est aussi monnaie courante chez le stigmatisé, il est une personne que n'importe qui peut aborder et toucher à condition de compatir à ceux de son espèce. Il est toujours possible pour le discrédité d'éviter la relation ou de la limiter au groupe des individus qui partagent le même stigmate mais cette attitude n'est pas sans conséquences. Alors, la stratégie pour échapper au trouble de l'échange est couramment de se faire le plus discret possible, d'être tolérant ou tout au contraire agressif, mais le résultat est immanquablement le même : la désintégration de la relation ordinaire. le discréditable (individu avec stigmate non immédiatement perceptible) quant à lui doit savoir en toutes circonstances manipuler l'information concernant sa déficience. Il doit se poser la question des limitations : dire ou ne pas dire, feindre ou ne pas feindre, révéler beaucoup ou peu, mentir ou ne pas mentir, et de quelle manière, dans quel univers et avec qui ? Dans le cas intermédiaire où le stigmate saute aux yeux et où il est invisible, il y a nous dit Erving Goffman la possibilité – pour le discréditable – d'utiliser les nombreuses techniques de contrôle de l'information (dissimulation, désidentification, dévoilement complet, couverture du stigmate) et – pour tout le monde – toujours la possibilité de faire semblant. Il faut noter là aussi que tout ce contrôle de l'information portant sur l'identité du discréditable a un effet délétère sur la relation et des conséquences psychologiques sur le stigmatisé. Les tentatives des « normaux », nous dit enfin Erving Goffman, de traiter la personne anathématisée comme une personne sans stigmate, n'est guère plus probante, elle conduit ordinairement à le mieux sinon à le moins ou ne le plus considérer du tout. Par conséquent et en guise de conclusion provisoire, toujours le contact mixte, comme on le voit, génère le malaise.


Cette première lecture de « Stigmate » comporte le risque d'aboutir à une analyse purement situationnelle et descriptive du jeu social. le social, ça n'est pourtant pas la présence d'individus normaux ou stigmatisés, le social c'est la présence de la société – présence de celle-ci en les individus et entre eux. L'une des conditions nécessaire de la vie sociale est le partage par tous les intéressés, stigmatisés et normaux, de normes de l'identité de l'être maintenues et soutenues parce qu'elles sont incorporées. Et leur application est une affaire de conditions non de volonté, de conformité et non de soumission. Il y a stigmate, si une catégorie soutient une certaine norme et qu'un individu ne se l'applique pas ou est en échec pour se l'appliquer. La nature d'un individu, que nous lui imputons et qu'il s'attribue, est engendrée par la nature de ses affiliations. Ce qu'il est, ou pourrait être, dérive de la place qu'occupe sa catégorie au sein de la structure sociale. Aussi, le caractère que l'individu stigmatisé se voit autorisé est engendré par ses relations avec son groupe agrégat de ses compagnons d'infortune. Mais il est également déterminé par le point de vue des normaux et donc par celui de la société en général. Il est conseillé à l'individu stigmatisé de se considérer comme un être humain à part entière, de n'avoir ni honte de lui ni de ses semblables, de ne pas se dissimuler, de ne pas se morfondre ; il doit assumer sa différence, secourir les normaux en acceptant aides et plaisanteries mais il ne doit pas profiter de sa chance, faire preuve de savoir-vivre et rester à sa place. Il lui est conseillé de s'accepter et de nous accepter en remerciement naturel d'une tolérance première que nous ne lui avons jamais accordé. L'utilité pour les normaux de cette demande sociale, c'est que l'injustice et la souffrance que représente le poids d'un stigmate ne leur apparaisse jamais, qu'ils n'aient jamais à s'avouer combien sont limités leur tact et leur tolérance, qu'ils puissent demeurer relativement à l'écart de tout contact contrariant avec les stigmatisés et relativement en sécurité dans leur image d'eux-mêmes.


Erving Goffman affirme dans cet ouvrage : « L'ironie dans toutes ces recommandations [celles des individus pareillement situés] n'est pas que l'individu stigmatisé se voit prié de s'efforcer patiemment d'être pour les autres ce que ceux-ci refusent qu'il soit pour eux, mais qu'il se pourrait bien qu'une telle absence de réciprocité représente ce qu'il peut avoir de mieux pour son argent. Car, si son voeu est de vivre autant que possible « comme tout le monde » et d'être accepté « pour ce qu'il est vraiment », l'attitude la plus clairvoyante est précisément celle-là, avec son double fond : c'est en faisant très souvent en faisant spontanément comme si l'acceptation conditionnelle, dont il prend bien garde de ne pas présumer, que lui accordent les normaux était pleine et entière, qu'il parvient à accroitre au maximum le degré de leur tolérance à son égard. Et il va de soit bonne pour l'individu peut être encore meilleure pour la société». Cette affirmation du célèbre sociologue, qui est démentie par la plus élémentaire réalité (voir par exemple la lutte d'Act Up dans les années 1990) et qui est contestable du point de vue du raisonnement (sophisme de composition de la dernière phrase), est tout à fait symptomatique de l'incorrigible conservatisme de la sociologie américaine en général et de l'école de Chicago en particulier. Cet indécrottable conformisme qui point désagréablement à plusieurs reprises (échanges amoureux, domination sociale, etc.), très heureusement, n'ôte rien au formidable intérêt de ce livre.
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