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Critique de GuillaumeParodi


Le personnage principal de la fille, que l'auteur ne nommera jamais autrement au cours des 204 pages du récit, est en chasse. Elle traque, elle recherche un ennemi inconnu au fil de ces longues phrases descriptives dans les profondeurs d'une vaste forêt. Voilà en quelques mots l'historiette que nous propose Marc Graciano dans son deuxième roman publié aux Éditions Corti. de fait, bien que l'éditeur catégorise cet ouvrage littéraire sous le nom de roman, il est difficile de le considérer comme tel tant sa structure et son propos diffèrent du schéma du roman traditionnel, si tant qu'il en existe un. En effet, chaque chapitre, dont certains peuvent s'étaler sur plusieurs pages, ne se composent que d'une seule et unique phrase. le procédé rappelle Zone de Mathias Enard ou encore les maîtres de l'OuLiPo dont la maîtrise de la langue leur permet de faire de la littérature un terrain de jeu.

Ces longues phrases descriptives suivent le mouvement de la fille et de ses leudes, des guerriers ayant prêté serment de féodalité à un roi, et ne font presque pas avancer le récit. Ce premier chapitre, cité en exergue, est suivi par une longue succession de phrases chapitrales qui décrivent avec une rigueur incroyable la fille, ses guerriers, leurs chevaux et le chien qui les accompagne. le deuxième chapitre s'ouvre de la manière suivante : « La fille était de taille moyenne et elle était fluette… ». le cinquième commence ainsi : « Hormis la cape de fourrure qui était de facture récente et encore neuve, les vêtements de la fille… ». Et le neuvième : « La fille chevauchait à la tête d'un groupe de cinq guerriers qui tous l'idolâtraient… ». Ce n'est donc qu'au neuvième chapitre, soit à la page 15, que l'auteur met en scène des personnages supplémentaires. Quinze pages ont été consacrées à la description minutieuse de cette fille dont, soit dit en passant, on ne connaît presque rien.

Ce maniement de la répétition permanent est un procédé incongru. Il permet néanmoins au lecteur d'avancer un pas feutré après l'autre dans le récit, il en mesure la poésie qui se dégage des mots et se retrouve projeté dans la forêt profonde et bleue, cet espace-temps situé en dehors de toute connaissance humaine. le roman se poursuit ainsi, au fil de leur chevauchée, jusqu'à ce qu'ils bivouaquent et fassent la rencontre d'un groupe de soldats, « une troupe de cavaliers qui allaient d'un air pressé ». L'affrontement qui s'ensuit laissera la fille comme seule survivante, devant faire face à la cruauté de ces tortionnaires et devant survivre dans les profondeurs de la forêt.

Ce récit offre au lecteur la possibilité de suivre une petite histoire, ce que l'on pourrait même définir comme une historiette, un « court récit écrit ou oral, vrai ou faux, souvent plaisant, sans grande importance ». Il me semble que c'est dans cette définition que se trouve la nature de ce récit. En fin de compte, et même si cela déstabilise au premier abord, peu importe l'absence de motivation des personnages, peu importe que le roman ne permette pas de suivre une aventure particulière. Tout est avalé par l'environnement sauvage de la forêt et l'être humain recouvre lui aussi sa nature animale. Ce n'est que dans sa fuite que la fille rencontrera un véritable être humain, un ermite. Cet homme, défiguré par la maladie et exilé de ses pairs, n'est plus un être humain au sens social du terme : il a été exilé, ou il s'est exilé lui-même, de la société dans laquelle il vivait. C'est une figure de l'altérité qui s'oppose aux violents cavaliers, aux leudes et à la fille.

Une forêt profonde et bleue fait partie de ces objets littéraires difficilement identifiables, à la frontière du roman et de quelque chose d'autre. Comme je l'ai présenté au fil des paragraphes précédents, l'écriture travaillée par Marc Graciano est tout sauf naturelle. Elle établit une différenciation entre le lecteur et sa réalité première, posant ainsi la question du genre littéraire. En effet, certains termes utilisés renvoient directement à l'époque du Moyen-Âge : les leudes sont des guerriers de l'époque mérovingienne, les scramasaxes qu'ils manient sont des glaives dont le nom n'est guère plus utilisé que par les archéologues, et le mège, le médecin médiocre qui s'occupe de la fille, est un terme très peu fréquent. Cette accumulation de termes inconnus renvoie le lecteur dans un monde qu'il ne connaît pas et dont il lui faut reconstruire les aspects. Dès lors, s'agit-il d'un roman historique, où lecteur et personnages partagent les mêmes connaissances du monde qui les entourent, ou d'un roman de fantasy, ou le lecteur se doit de construire mentalement une histoire, une géographie et un lexique du monde qu'il découvre. La frontière est poreuse, et Marc Graciano plonge le lecteur dans l'une des vastes forêts européennes des temps anciens pour l'introduire à un monde autre, celui de la sauvagerie animale de l'être humain.
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