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Critique de Musa_aka_Cthulie


Qui connaît Kenneth Grahame en France, en Belgique, en Suisse ? Avez-vous entendu parler d'un seul de ses livres en dehors du Vent dans les saules ? Dans l'édition du roman chez Libretto, on nous le présente comme "issu d'une grande famille de l'aristocratie" et secrétaire de la Banque d'Angleterre ; ça ne correspond pas tout à fait aux infos que j'ai pu trouver sur lui - même s'il fut bien un temps secrétaire de la Banque d'Angleterre - et, surtout, ça ne nous avance guère. Il a bel et bien écrit avant le Vent dans les saules, à la fin du XIXème, le thème de l'enfance lui ayant été cher. le Vent dans les saules fut d'ailleurs le dernier texte publié de son vivant. Difficile d'en apprendre beaucoup plus. Il semble l'homme d'un seul succès - on pourrait dire l'homme d'un seul roman, en fin de compte. Et pourtant, la notoriété du Vent dans les saules, publié en 1908, ne se dément pas. Roman pour la jeunesse, il est largement plébiscité par les adultes.


Je viens de le lire pour la seconde fois, et je dois bien avouer que j'avais ressenti une pointe de déception à la première lecture. Il faut dire que j'avais auparavant découvert l'univers du roman grâce à la très savoureuse adaptation en BD par Michel Plessix, qui l'a à mon avis sublimé. J'étais notamment déçue par un personnage, Blaireau, que je trouvais bien moins intéressant dans sa version originelle. Mais que raconte donc le Vent dans les saules (se demandent les pauvres malheureux qui ne l'ont pas lu) ?


Le Vent dans les saules, c'est un peu Bilbo le Hobbit qui ne serait jamais allé plus loin que la Comté. Un Bilbo qui aurait bel et bien vécu des aventures, tout en restant dans un cadre familier. Or, nous savons que l'envie d'aventures de Bilbo - trait de caractère curieux pour un hobbit - le conduisit bien loin de chez lui. Taupe, Rat, Crapaud et Blaireau, eux, sont doués pour vivre des aventures à deux pas de chez eux - c'est cependant à nuancer pour Crapaud. C'est déjà tout un monde que découvre Taupe au début du roman, alors qu'il décide d'arrêter de faire le ménage - c'est mal, c'est mal ! - et d'aller plutôt se promener. Ce monde, c'est celui de la Rivière, qu'il ne fréquente guère.


Ni une, ni deux, à peine a-t-il fait la connaissance de Rat - un rat d'eau - que le voilà dans une barque - une barque ! -, bourrée de victuailles plus appétissantes les unes que les autres, en route pour un pique-nique. Taupe n'est pas un habitué des pique-nique en plein air, c'est le moins qu'on puisse dire - forcément, c'est une taupe. Et le voilà qui passe la nuit chez Rat, puis qui s'y installe carrément (bon, on va pas se mettre à émettre des hypothèses farfelues sur les relations entre Rat et Taupe, je vous le dis tout net). la Rivière est pleine de tentations (nan, pas d'hypothèses farfelues !) pour Taupe. Qui ne va pourtant pas se contenter de ça. Ne voilà-t-il pas qu'il veut absolument rencontrer deux personnages qui l'intriguent, dont l'un particulièrement haut en couleurs. J'ai nommé Blaireau, qui vit dans la Forêt sauvage (et la Forêt sauvage, c'est effrayant !), et Crapaud l'artistocrate, l'extravagant, l'infernal, l'intenable, le délirant, l'inénarrable Crapaud - le préféré de la majorité des lecteurs. Et on les comprend !


Toute la saveur du Vent dans les saules est autant dans cette douceur de vivre que cultivent Rat, poète de surcroît, et Taupe, dans les habitudes et les siestes de Blaireau, qui se conforme un peu moins aux normes sociales que les deux autres, que dans les aventures de Crapaud, qui, lui, ne peut tenir en place, aime à se pavaner, se jette avec passion dans une activité et la laisse tomber presque aussitôt pour une autre, et, surtout, pousse le dynamisme et la pétulance au point d'en devenir un danger public ; on pourra s'étonner que Crapaud ne tue personne lorsqu'il prend le volant d'une automobile, mais on sombrerait alors dans le drame social à la Zola, donc c'est aussi bien comme ça - soit dit sans vouloir offenser Zola, que je respecte tout à fait, mais je m'égare... de plus, on ne passe pas très loin du drame, excepté qu'avec Crapaud, tout tourne à la joyeuse excentricité et qu'il se sort des pires situations avec "panache" (même déguisé en blanchisseuse), pour reprendre l'expression dont il use - c'est un fait que Crapaud est la plupart du temps très content de lui-même, et comme nous sommes très contents de lui, tout ça est pour le mieux.


Malgré les pique-nique en plein air, l'incursion dans la forêt à l'arrivée de l'hiver, les mystérieux souterrains de la maison de Blaireau, le réveillon de Noël passé chez Taupe, et ce moment mémorable d'onirisme sur l'eau, la nuit, dont je ne dirai pas plus, il faut bien se rendre à l'évidence : sans Crapaud, le Vent dans les saules perdrait tout son piquant - il est d'ailleurs à noter que Kenneth Grahame s'est inspiré de son jeune fils plein de vitalité pour le personnage de Crapaud.


J'ai versé quelque peu dans le dithyrambe jusqu'à présent. Pourquoi donc, alors, ai-je parlé d'une petite déception plus haut ? C'est qu'à mon avis, on peut faire une lecture quasiment sociologique de ce roman (et là, je sens que je risque d'énerver tout plein de gens). Je n'ai pas choisi par hasard la comparaison avec Tolkien. Je crois bien que Tolkien s'était lui-même comparé aux hobbits (je ne retrouve pas la source). Les hobbits sont à la fois très anglais et très bourgeois, au sens large du terme. de même, il y a chez Taupe, chez Rat et chez Blaireau une conception très bourgeoise de l'existence - cette aspiration au confort, à la vie douce et tranquille qui sommeille - ou qui est très éveillée - en chacun de nous. Crapaud est un aristocrate, il est donc hors-normes, extravagant, fréquentable mais à remettre dans le droit chemin. Ceux qui vivent dans la Forêt sauvage - les belettes, les renards, les furets, et même les lapins - sont considérés comme peu sociables, pas très comme il faut, voire dangereux. Et Blaireau use parfois de méthodes on ne peut plus autoritaires envers les autres, spécialement envers Crapaud. Ma foi, que Taupe et Rat aient un côté indéniablement bourgeois, ça passe bien, du fait de leurs caractères respectifs. Blaireau est moins sympathique de par son statut social dont il abuse quelque peu - car il semble estimer qu'il se situe au-dessus de tous les autres habitants de la Forêt sauvage, si ce n'est au-dessus de tout le monde.


Et cette division de la société dans le Vent dans les saules se ressent d'autant plus à la fin du roman que, justement, l'histoire perd un peu en rythme - on n'est ni dans la douceur de vivre, ni vraiment dans l'aventure - et en intérêt. On sent Kenneth Grahame en panne d'inspiration pour conclure, aussi l'affrontement - sans rien de très grave à la clef - entre les animaux (sous la direction de Blaireau, bizarrement) de la Rivière et ceux de la Forêt sauvage devient un tantinet trop démonstrative. Furets et belettes sont animés des intentions les plus viles - mais on les remettra dans le droit chemin, eux aussi - tandis que nos héros restent en tous points irréprochables, jusqu'à se montrer magnanimes envers des personnages de statut inférieur, qui ne profitent de la vie qu'en volant leurs biens aux riches.


Insidieusement, on en vient pour le coup à se demander d'où Taupe, Rat et Blaireau tirent l'argent avec lequel ils font leurs achats (car ils semblent faire des emplettes comme tout un chacun), et pourquoi ils peuvent se permettre de profiter de la vie si impunément tandis que dans la Forêt sauvage, et même autour de la Rivière, tout n'est pas aussi simple pour les autres...


Accessoirement, on se demande aussi comment il se fait qu'ils se nourrissent tous des mêmes aliments comme les oeufs, le pâté, le poulet, le lard et tous ces aliments qui viennent bien de quelque part, si vous voyez où je veux en venir... Bon c'est la limite de l'utilisation de personnages anthropomorphes mais qui sont bel et bien des animaux. Pas vraiment humains - ils préfèrent rester loin des humains et affichent un certain mépris pour les chiens et les chats - mais avec des préoccupations très humaines tout de même - sauf pour le travail, qui visiblement se fait tout seul, hum hum hum.


C'est cette conception très bourgeoise et très affichée de l'existence - en gros, il n'y a que cette manière de vivre qui vaille quelque chose - qui m'a quelque peu retenue. La BD de Michel Plessix ne m'avait pas donné cette impression de normalisation sociale. Il faut dire que le lectorat de Kenneth Grahame en 1908 n'était pas tout à fait celui de Michel Plessix presque cent ans plus tard.


Quelle que soit la lecture qu'on fasse de ce roman - et ma lecture que j'ai pompeusement nommée "quasiment sociologique" ne va pas bien loin -, il n'en reste pas moins agréable, si l'on fait la part des choses. C'est un doux moment à passer, et on rêverait facilement de pouvoir se laisser aller au fil de l'eau comme Rat, de passer douillettement l'hiver dans un souterrain bien aménagé comme ceux de Taupe ou Blaireau, ou encore de vivre des aventures échevelées comme Crapaud, à condition bien entendu qu'elles se terminent bien. On ne peut pas tous rencontrer des nains et des magiciens, se retrouver nez à nez avec des gobelins, défier des elfes, ou encore combattre des araignées géantes (ce qui est scientifiquement impossible) et se retrouver dans l'antre d'un dragon...





PS : Je suis proprement outrée que L'École des Loisirs propose une version abrégée du Vent dans les saules aux enfants. Je suis outrée par le concept-même de version abrégée d'un livre, de toute façon.
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