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Critique de Henri-l-oiseleur


[Relecture]
"C'est du palais de Protée, en Egypte, que revient Hélène, et elle n'est jamais allée en Phrygie. Zeus, pour susciter la discorde et le carnage parmi les humains, avait envoyé à Ilion un fantôme d'Hélène." (Euripide, Oreste, v. 1278-1283). Telle est la version rare du mythe qu'Euripide a choisi de mettre en scène : non une Hélène adultère, enlevée par Pâris dont elle est la maîtresse, et cause de la guerre de Troie, mais une sorte de dédoublement du personnage. Les dieux donnent à Pâris la jouissance d'un fantôme (eidôlon) d'Hélène qu'il prend pour la vraie, tandis qu'ils transportent la véritable Hélène en Egypte où elle attendra le retour de son mari Ménélas pendant dix ans, après la guerre dont elle n'est pas responsable. Euripide fait de la plus belle femme du monde, mise à prix lors du concours de beauté des déesses, une chaste et patiente Pénélope, non plus une héroïne de l'Iliade, mais un personnage de l'Odyssée, si l'on veut. D'où cet échange dont le poète Seferis s'est souvenu, quand Hélène dit dans la pièce ; "Je ne suis pas allée à Troie. C'était mon ombre..." à quoi répond un Grec : "Comment ! Nous aurions en vain peiné pour un nuage ?"

Cette pièce a quelque chose d'étonnant, car elle propose aux Athéniens de l'an 400 av. J.C. une histoire peu connue, originale, en rupture avec la tradition majoritaire. Si aujourd'hui l'originalité est prisée comme une qualité dans l'art, il n'en allait pas de même dans l'Antiquité, où les oeuvres étaient jugées selon leur respect et leur imitation de la tradition établie. Certes, l'auteur n'innove pas absolument, comme l'excellente préface de Françoise Frazier nous le signale, mais il joue sur la surprise de l'auditoire, ce qui le rapproche de certaines pratiques modernes. D'ailleurs, le lecteur d'Euripide sait déjà qu'il paraît jouer de l'anticonformisme dans ses pièces, ce qui lui valait les moqueries et les parodies d'Aristophane, qui emploie l'adjectif "nouveau" ("une nouvelle Hélène", Thesmophories, v. 850) en un sens péjoratif. On retire de cette lecture une impression de désacralisation, de scepticisme, malgré l'apparition finale des Dei ex machina venus du ciel. Il prévoit d'ailleurs une fin heureuse à sa tragédie, ce qui fit longtemps hésiter les savants à classer cette pièce dans une de leurs cases.

Le lieu scénique est le tombeau du roi égyptien Protée, qui a protégé Hélène pendant tout le temps de la guerre. Euripide tirera de cette présence de la mort tout le parti possible : Hélène croit Ménélas mort, elle est menacée de mort si elle refuse d'épouser le fils de Protée, Ménélas revenu et déguisé organise ses propres fausses funérailles en mer pour s'échapper, et toute l'action où le couple se réunit a pour arrière-plan la Guerre de Troie et tous les morts, Troyens et Achéens, qu'elle a faits. Cette action heureuse prend place dans une ambiance de deuil général. Il faut ajouter qu'au théâtre, la mort est un ressort dramaturgique intéressant, puisqu'elle sépare le corps de l'être humain de son âme, ou de son ombre immatérielle. N'est-ce pas ce qui est arrivé à Hélène elle-même, qui a été physiquement préservée, mais dont le nom et l'ombre étaient à Troie et causaient la guerre ? Si donc on va plus avant dans l'étude de ce thème, on se rendra compte qu'il révèle dans la pièce des profondeurs insoupçonnées. D'autre part, ne sait-on pas que le théâtre est un art du masque, du déguisement, du jeu sur les apparences, auxquels les oeuvres baroques européennes du XVII°s nous ont habitués ? Dématérialisation du corps, apparences trompeuses, déguisements, retrouvailles, tous ces ressorts théâtraux sont en germe dans cette pièce d'Euripide. Il faut ajouter que les textes des choeurs sont d'admirables poèmes, avec leurs hasards de mer, leurs naufrageurs, leur lyrisme exalté.

Cette pièce ferait un beau spectacle si elle était montée par un metteur en scène capable. L'édition bilingue de poche des Belles-Lettres est magnifiquement introduite et commentée, et présente une traduction peut-être un peu vieillie et fleurie.
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