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Critique de Isidoreinthedark


Le soir tombait sur la banlieue sud, une nouvelle soirée où l'alcool coulerait à flots se préparait, je fumais une cigarette à la fenêtre en écoutant Neil Young chevauchant son cheval fou, et déjà les premiers cris avinés de quelques étudiants résonnaient sur le campus presque désert.

Des soirées comme celle-ci, j'en avais vécu des dizaines, cette excitation qui précède la fête, le meilleur moment finalement, avant que tout ne devienne flou, avant que nos corps ne se déchaînent, avant le petit matin gris où j'allumerai une dernière cigarette en me demandant quelle part de mon âme s'est envolée pendant cette longue nuit de fureur.

Une autre soirée m'attendait dans un autre pays, tout là-haut vers le nord, à trois heures à peine, le pied au plancher de ma Super 5 five. J'ai enfilé ma veste, bu un grand verre d'eau, vérifié ma provision de cigarettes et dit adieu pour un soir à mes condisciples qui tournaient comme des fauves en cage dans le salon de notre appartement universitaire.

Il était vingt heures à peine, la soirée ne faisait que commencer, pourquoi ne pas partir voir ailleurs si j'y suis ? J'ai pris la francilienne, cette immense boucle qui tourne comme un serpent autour de la grande banlieue, et j'ai rejoint l'autoroute du Nord, celle qui mène au plat pays qui n'est pas le mien, un pays où les seules montagnes que l'on croise proviennent des entrailles de la terre que des générations sacrifiées ont déposées comme des offrandes désespérées à un dieu absent.

La nuit était noire comme l'encre, le vent soufflait dur et faisait tanguer ma Renault 5 comme un petit navire balloté par l'océan, la pluie s'est mise à tomber elle aussi, un trajet tellement sinistre qu'il en devenait poétique, un trajet qui avait surtout le mérite de m'éloigner de ce déjà-vu que je laissais derrière moi.

Un peu sonné par les trombes d'eau qui s'abattaient sans discontinuer sur l'A1, j'ai allumé la radio en espérant y trouver un semblant de réconfort. Une voix que je ne connaissais pas, s'exprimant dans un français impeccable, quoiqu'un peu suranné, détaillait à travers un grésillement suspect les tenants et aboutissants de la soudaine montée en flèche des cours du baril de pétrole.

A peine éclairé par la lumière blafarde des lampadaires bordant l'autoroute, je roulais, ou plutôt je glissais sur le bitume détrempé, proche de la vitesse maximale de mon petit bolide à trois portes, flirtant dangereusement avec les 160 km/heure. Levant les yeux, j'ai aperçu à travers la pluie, à la perpendiculaire de la route, la piste d'un aéroport et un énorme Airbus qui s'apprêtait à décoller, je me demandais si tout cela était bien raisonnable, traverser le quart nord de la France sous la tempête pendant que des avions décollaient au-dessus de ma tête. La voix chaude de la radio poursuivait son analyse de l'explosion des cours du pétrole et je me suis soudain senti très seul, cette façon de parler, ce grésillement qui me berçaient faisaient naître un sentiment étrange, une confusion, une forme d'inquiétude aussi.

Je traversais le pays et peut être me suis-je dit en allumant une nouvelle cigarette, peut-être oui, avais-je déjà traversé le temps. Je ne savais soudain plus très bien ni où j'étais, ni surtout quand j'étais … Georges Pompidou est mort bien avant ma naissance et pourtant le gars à la radio en parle au présent, et cette langue empesée, elle a disparu depuis longtemps, non ?
Je me débattais comme un beau diable avec mon volant récalcitrant, les rafales qui déportent un coup à droite, un coup à gauche, et ce type imperturbable qu'aucune publicité ne vient jamais couper, qu'aucun animateur impudent au rire d'hyène ne vient interrompre, qu'aucun « jingle » atroce ne vient déranger, poursuit son analyse approfondie du pourquoi, du comment on en est arrivé là, et me parle à moi qui pompe plus de dix litres aux cent de la fin d'une époque d'abondance, avec des mots qu'on n'en entend plus, avec une verve, une éloquence, une élégance…

Hypnotisé, je ne songeai pas un seul instant à couper la radio, et je tentais de me rassurer, lorsque cette satanée tempête se terminerait, j'irais me réfugier au coeur des années soixante-dix, je retournerais dans la France de mon enfance, ce pays qui n'a pas de de pétrole mais qui pense encore avoir des idées.

***
Ce texte qui emprunte au registre de l'auto-fiction est un clin d'oeil décalé à « Replay », le célèbre roman de Ken Grimwood. Il explore le thème du glissement temporel, ce moment clé où le récit quitte une forme de rationalité et glisse vers le fantastique, en admettant la possibilité d'un voyage dans le temps.

Dans le roman, le retour vers le passé effectué par le héros Jeff est beaucoup plus violent puisqu'il intervient lors de sa mort prématurée d'une crise cardiaque à l'âge de 43 ans et le propulse à l'âge de 25 ans, en lui laissant le souvenir d'une vie un peu ratée.



En mêlant une émouvante histoire d'amour à une réflexion sur la multiplication des univers parallèles qui naissent à chaque retour dans le passé de Jeff, l'auteur évite l'écueil d'une certaine lassitude provoquée par une trame narrative répétitive. II questionne aussi la pertinence du « voyage dans le temps », en prouvant par l'absurde l'impasse ontologique d'un périple qui conduit à multiplier à l'infini les ramifications de l'arborescence des réalités générées par la présence même du voyageur temporel.

Malgré son ton aussi caustique qu'ironique et son faux-air de roman de pur divertissement, « Replay » est plus ambitieux qu'il n'y paraît, Ken Grimwood y revisite avec brio le thème du voyage temporel tout en interrogeant avec une insolence roborative les limites du genre.
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