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Citations sur Artaud / Joyce, le corps et le texte (130)

Chez Jean Starobinski aussi, "la relation critique" trace les contours d'une théorie de
l'interprétation progressant entre jouissance et mise à distance qui laisse entrevoir les possibilités
d'une implication transférentielle de l'interprète : "Nous affirmons ainsi, souligne-t-il, le lien
nécessaire entre l'interprétation de l'objet et l'interprétation de soi, - entre le discours sur les textes
et le fondement même de notre discours"18. Les points de convergence de la critique thématique
et de la démarche psychanalytique sont indéniables. Ils invitent à poursuivre une approche qui se
situe aux confins même du sujet et de l'objet, de l'auteur et du lecteur, en ce lieu paradoxal et
risqué où la psychanalyse place la relation transférentielle.
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LECTURE ET TRANSFERT
A tort ou à raison, on associe fréquemment les noms de Georges Poulet, Jean
Starobinski, Jean Rousset ou Jean-Pierre Richard à la "critique thématique". Par delà d'évidentes
différences de méthode, les uns et les autres conçoivent un mode de "relation critique" aux textes
littéraires qui repose sur un lien d'implication réciproque entre le sujet et l'objet, le créateur et son
oeuvre, le texte et son lecteur. C'est cette implication du critique dans l'effet du texte sur luimême qui nous intéresse ici. La conviction qui anime les représentants de la critique thématique
est que l’œuvre est d'abord une aventure spirituelle, la trace de l'expérience subjective d'une
conscience créatrice et ceci justifie le rôle qu'ils accordent au point de vue du lecteur. "L'acte de
lire (auquel se ramène toute vraie pensée critique) implique, écrit Georges Poulet, la coïncidence
de deux consciences : celle d'un lecteur et celle d'un auteur"15. Poulet avait déjà intitulé son
intervention en ouverture de la décade de Cerisy consacrée aux Chemins actuels de la critique :
"une critique d'identification". C'est la même idée qu'il poursuit ici en s'appuyant sur l'exemple
baudelairien. Chez Baudelaire critique, l'identification avec la pensée d'autrui est d'abord un acte
de libération; seul l'oubli de soi, cette vacance intérieure des mystiques, permet l'union spirituelle
avec l'autre. C'est ce mouvement que Poulet veut retrouver : "la pensée critique est donc, à travers
la pensée d'autrui, saisie de soi dans l'autre" (p. 46).
C'est quasiment à une mystique de la lecture que fait songer la phénoménologie de la
conscience critique décrite par Poulet. Par l'acte de lecture, le livre cesse d'être une réalité
matérielle; il se mue "en une suite de signes qui se mettent à exister pour leur compte" dans "mon
for intérieur" (p. 278). Reprenant et approfondissant les conclusions qu'il avait élaborées lors du
colloque de Cerisy, Poulet décrit cet hallucinant envahissement d'une conscience autre qui
s'empare de moi pendant que je lis16. Ceci par exemple : "En un mot, critiquer, c'est lire, et lire,
c'est prêter sa propre conscience à un autre sujet en relation avec d'autres objets. Quand je suis
absorbé dans ma lecture, un moi second s'empare de moi, qui pense pour moi et éprouve en moi"
(p. 406). Description d'une emprise qui rappelle très exactement celle d'Artaud se voyant lu avant
même d'avoir pu s'écrire. Quand je lis, un autre JE pense en moi dit Poulet; quand j'écris, un autre
JE lit en moi mes pensées, réplique Artaud. Deux faces d'un même dédoublement du procès
d'écriture-lecture.
La totale adhésion que requiert la lecture implique, selon Poulet, une "main-mise d'autrui
sur le fond subjectif de mon être"; alors quelqu'un d'autre "pense, sent, souffre et agit à l'intérieur
de moi". Ce JE autre qui se substitue au mien propre le temps de la lecture (Poulet se réfère

14 G. Deleuze, Critique et clinique, op. cit., p. 138.
15 G. Poulet, La conscience critique, Paris, Corti, 1971, p. 9. Suivent uniquement les références des pages.
16 G. Poulet, "Conclusion", Les chemins actuels de la critique, op. cit., pp. 403-409.
13
explicitement au "Je est un autre" rimbaldien) est non pas seulement (si l'on peut dire) le Je de
l'auteur, c'est le Je de l’œuvre17. Cette vampirisation littérale du lecteur par le livre telle que la
décrit Poulet est la version à la fois la plus aiguë et la plus radicale de ce phénomène de
désappropriation de soi dans la lecture que l'on trouve chez les tenants de la critique thématique.
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Ni genèse seulement (en amont, du côté de l'auteur), ni uniquement réception (en aval,
vers le lecteur), c'est la notion même d'une séparation entre cet amont et cet aval qui est brouillée
chez Joyce et Artaud. Effaçant les frontières entre ces deux instances, l'inachèvement principiel
de leurs textes est plus radical encore que l'instabilité énonciative démontrée par les théories
génétiques ou rhétoriques. Qualifiant des œuvres perpétuellement en cours d'écriture-lecture, cet
inachèvement est l'indice d'une autre modalité du texte : infiniment mobile et relançant
perpétuellement la traduction d'une langue à l'autre, d'un texte à l'autre. Joyce va "au bout" de
l'anglais comme Artaud du français, et tous deux ouvrent leur langue sur cet autre qu'elle est,
dans un geste qui participe à la fois de l'agression violente et de l'amour désespéré. C'est Joyce
auteur-lecteur agrippé à son livre avec des mains de noyé - "cling to it as with drowning hands"
(FW 119.3) -, Shem-Joyce qui rêve d'effacer l'anglais : "being a lapsis linquo [...] he would wipe
alley english spooker, multaphoniaksically spuking, off the face of the erse" (FW 178.1-7)13. C'est
Artaud qui répète : "Il faut vaincre le français sans le quitter, / voilà 50 ans qu'il me tient dans sa
langue, / or j'ai une autre langue sous arbre".
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Nous entendons pour notre part sortir le texte de ses limites structurelles pour l'envisager
en deçà ou au-delà de lui-même. Les textes de Joyce et d'Artaud nous invitent en effet à
concevoir un espace ouvert et inachevé. Œuvres aux limites instables, perpétuellement in
progress dans le procès de lecture qu'elles impliquent et qui les sous-tend, elles témoignent de la
transformation qui affecte, dans les textes modernes, les rapports entre l'auteur et le lecteur. Dans
l'histoire de la critique littéraire de ces dernières années, les notions de genèse et de réception, en
ouvrant l’œuvre sur ses limites, ont participé au renouvellement de notre conception du texte.
S'opposant à l'idée de clôture, postulat indéniablement fructueux de la critique structuraliste qui
permettait de centrer l'intérêt sur l'analyse des structures immanentes de l’œuvre, ces approches
mettent l'accent sur le caractère instable et provisoire de toute relation textuelle.
En amont également, les "généticiens" mettent le texte en mouvement, le montrent
provisoire et ouvert, sujet à des remords et retouches successives. Ils nous donnent l'histoire du
texte à l'état naissant, entouré de ses brouillons, documents de rédaction et manuscrits divers, pris
dans une nébuleuse qui le déborde et rend ses contours imprécis12. Toute une série de travaux
s'attachent à étudier les "avant-textes" de Joyce, ces nombreux carnets de notes, brouillons,
manuscrits ou publications partielles qui permettent d'apprécier le travail de son écriture. On
perçoit ainsi le caractère arbitraire de l'assignation de limites définitives à un texte : Ulysse bruit
encore de la multitude des procédés transformationnels mis en oeuvre dans son écriture; et que
dire de Finnegans Wake et des strates mouvantes de ses énoncés, enchevêtrés à l'infini. Chez
Artaud, la question de la genèse se pose dans des termes différents et on sait l'énorme travail de
publication mené jusqu'à sa mort par Paule Thévenin. Forçant les limites de l'impubliable, étirant
les textes (carnets, brouillons, esquisses, notes et variantes à l'infini) jusqu'à l'extrême
inachevable d'œuvres à jamais in-complètes, elle a littéralement mis en acte l'interminable procès
d'écriture-lecture qu'est l’œuvre d'Artaud.
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LE TEXTE OUVERT
Un profond bouleversement discursif caractérise les textes de Joyce et d'Artaud à mesure
que leur écriture évolue au fil des années et ce bouleversement affecte le lecteur en ce qu'il
l'éprouve littéralement. Ces œuvres en effet décomposent leur destinataire; elles sont la négation
radicale d'une conception de la lecture où le sens est recueilli à distance (entendons: à distance
subjective maintenue). Joyce et Artaud amplifient ainsi jusqu'à l'extrême un mouvement qui
s'esquisse déjà chez Lautréamont : "Plût au ciel que le lecteur, enhardi est devenu
momentanément féroce comme ce qu'il lit ..." Avec eux, l'écriture se joue des limites du texte :
jeu pervers chez Joyce dans le caché-montré du sens, entre lisible et illisible; jeu cruel chez
Artaud où le lecteur est pris dans le double bind d'injonctions contradictoires (lis-moi, ne me lis
pas; dévore-moi, je suis inconsommable10).
Analysant les mécanismes rhétoriques mis en œuvre dans tout procès de lecture, Michel
Charles souligne que le lecteur se trouve face à une alternative : ou bien il "résiste" et préserve
son mode de lecture, manquant ainsi la nouveauté du livre qu'il lit, ou bien il se "laisse lire" et lit
vraiment11. En d'autres termes, loin qu'on puisse éviter ce processus de décomposition, de
déliaison qu'implique la lecture de l'illisible, il convient de respecter cette indispensable phase de
la lecture où s'éprouve l'impact subjectif de l’œuvre. C'est précisément cet impact que tentent
d'analyser les plus récentes théories de l'acte de lecture. De la théorie de la réception des textes en
Allemagne aux travaux de la sémiotique littéraire, de nombreuses recherches aux présupposés
méthodologiques souvent très différents ont été menées depuis une trentaine d'années, en Europe
comme aux Etats-Unis. Toutes ont une visée commune : rendre à la lecture le rôle qui lui a été
longtemps dénié dans le champ de la théorie littéraire.

10 Double bind proche de celui que déploie - apparemment en amont, mais c'est le même mouvement - l'écriture de
Beckett : "je n'ai pas de voix et je dois parler, c'est tout ce que je sais, c'est autour de cela qu'il faut tourner"
(L'innommable, Minuit, 1953, p. 34)
11 Michel Charles, Rhétorique de la lecture, Seuil, 1977, pp. 24-31.
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Ce fantasme d'écrivain – produire dans l'écriture un corps-texte éternellement vivant –
s'accompagne d'un bouleversement profond des relations entre l’œuvre et son destinataire. L'un et
l'autre refusent la séparation entre le créateur et un lecteur recevant en aval l’œuvre achevée. Le
Théâtre de la Cruauté d'Artaud, tout comme le Work in Progress de Joyce, implique un rapport
complexe et archaïque à l'autre – lecteur ou spectateur – qui alterne l'inclusion et le rejet,
l'empêchant ainsi de se constituer en entité séparée. A ce prix seulement l’œuvre maintenue en
perpétuel état de naissance (ou d'avortement, pour Artaud) échappe au statut de corps chu,
déchet, cadavre. "Je suis un homme maternité, dit Artaud, vos idées viennent de moi". Ce corps
qui leur manque, le lecteur devra contribuer à le leur donner.
Dès lors on ne s'étonnera pas que cette inclusion dans un rapport partiellement fusionnel à
l'autre, - incestueux chez Joyce ou persécutoire chez Artaud -, ait pu conduire à des entreprises
de captation ou d'embaumement de leurs textes. L'un et l'autre entraînent leur lecteur dans ces
zones incertaines de la subjectivité où les limites se brouillent; de ce rapport complexe, certains
auront peine parfois à se désintriquer. "Ce que j'exige de mon lecteur, aurait dit Joyce, c'est qu'il
consacre sa vie entière à me lire" (JJ II, 363). On prit parfois ce mot à la lettre et ce qu'il est
convenu d'appeler la Joyce industry (Fondation, colloques et symposiums, revues et cénacles) en
est la version institutionnelle. Les lecteurs d'Artaud étant souvent dénués de l'humour qui protège
les joyciens d'un engloutissement ébloui dans les écrits du maître, ont été plus facilement
victimes d'un attachement passionnel à son oeuvre. En témoigne la violence des affrontements
qu'elle a suscités, tout comme la ferveur de certains cultes qui lui sont rendus. Les mythes édifiés
autour d'Artaud, le pathos qui englue nombre de lectures, sont la version solidifiée des mêmes
angoisses contemporaines touchant aux limites entre soi et les autres, corps et psyché, aux
frontières de la subjectivité.
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Plus profondément, leur oeuvre situe les deux écrivains au cœur de cette crise moderne
des identités qui affecte les liens entre le corps et le psychisme. Peu à l'aise à l'intérieur du cadre
identitaire de nos subjectivités ordinaires et de ce qui les constitue (l'appartenance sexuelle,
linguistique ou communautaire), ils se disent coupés de leur chair, exilés dans un monde où les
langues épuisées échouent à symboliser un corps vivant. Luttant contre le dédoublement, la
schize (Artaud), la phobie stérilisante des corps pourrissants que ne peut dire la langue de
l'esthète (Joyce), ils entreprennent de reconstruire dans l'écriture le corps qui leur fait défaut.
Balthus, Corot, Courbet, Poussin ou Vermeer de Delft sont contemporains, affirme Artaud, dans
"une espèce de double siècle en bordure du leur". Et de même dirons-nous, Joyce et Artaud. "Car
le dernier mot n'a pas encore été dit sur l'art entier et sur son incroyable histoire. [...] Il y a audessus et un peu en deçà de l'art et de l'histoire connus une zone de fécondité effervescente ..."
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Léon-Paul Fargue, écrivain de la N.R.F., membre du comité de direction de la revue
Commerce avec Paul Valéry et Valéry Larbaud, participe activement à la diffusion de l'oeuvre de
Joyce en France. Il collabore à la traduction des premiers fragments d'Ulysse qui seront publiés

6 Marthe Robert, La Vérité littéraire, Grasset, 1981, p. 61. A propos de Kafka, Ellmann rapporte que Beckett, lors
d'une conversation avec Joyce, lui indiqua que Kafka devenait une référence majeure pour beaucoup d'intellectuels :
"Le nom n'était connu de Joyce que par la sinistre traductrice de la Frankfurter Zeitung, Irène Kafka, et ce nouveau
postulant à la gloire littéraire le laissa soucieux et perplexe" (JJ II, 362).
7 Le 24 juin 1921, Joyce écrit à Miss Weaver : "Le directeur du Théâtre de l'Oeuvre, qui s'était tellement
enthousiasmé pour Exiles et m'avait bombardé de télégrammes, vient de m'écrire une lettre très insolente, en argot,
pour m'expliquer qu'il ne ferait pas la bêtise de monter la pièce pour perdre 15 000 francs" (L I, 193).
8
dans le numéro d'été de Commerce en 1924. Il n'est pas étranger des milieux surréalistes ou
d'avant-garde qui agitent alors la scène parisienne. Il s'intéresse aux efforts du Théâtre Alfred
Jarry, puis au projet d'Artaud de créer un "Théâtre de la N.R.F." pour lequel il accepte de donner
un texte. Philippe Soupault, pour sa part, rencontre Joyce peu après son arrivée à Paris en 1920 et
devient rapidement l'un de ses fidèles amis8. Membre du groupe surréaliste (il en est exclu en
même temps qu'Artaud en novembre 1926), traducteur de Blake, il collabore à la revue transition
d'Eugène et Maria Jolas qui publiera régulièrement les extraits de Finnegans Wake à partir de
1927. Il participe également dès 1930 aux séances de traduction collective de deux fragments
d'Anna Livia Plurabelle. Bien qu'il soit l'un des rares acteurs de cette époque qui ait appartenu à
des milieux littéraires très divers, voire antagonistes, il n'a pas créé de passerelles entre des
groupes demeurés étanches. Quant à Jean Paulhan qui remplaça Jacques Rivière à la tête de la
N.R.F., à la mort de celui-ci en 1925, on sait quel rôle essentiel il joua pendant vingt-cinq ans
auprès d'Artaud comme éditeur et comme ami. Entretenant d'excellentes relations tant avec les
surréalistes qu'avec Valéry Larbaud (en témoigne leur abondante correspondance des années
1923 à 1935), il est également un habitué de la Maison des Amis des Livres d'Adrienne Monnier,
l'un des plus fidèles soutiens parisiens de Joyce, dont la librairie est le rendez-vous du monde
littéraire9. Si Jacques Rivière avait manifesté peu d'intérêt pour Joyce, Paulhan beaucoup plus
enthousiaste, proposa selon Ellmann d'inclure Ulysse dans la collection de la Pléiade, ce que Gide
refusa (JJ II, 164).
Ces quelques jalons rapidement retracés indiquent suffisamment que le lien profond entre
les deux oeuvres n'est pas de l'ordre d'une influence littéraire, de l'appartenance à une école de
pensée ni de convergences biographiques. Joyce fait admettre sa fille Lucia, schizophrène, en
avril 1936, dans la clinique du docteur Achille Delmas à Ivry. Lorsque Artaud y entre à son tour
après Rodez, en pensionnaire libre, Lucia en est partie depuis longtemps. Evacuée vers la Suisse
en 1940, Lucia finit ses jours à l'asile St Andrews de Northampton où elle mourut le 12 décembre
1982. De même, quand Artaud arrive en Irlande en août 1937, muni de sa mythique canne de St
Patrick, il aborde un pays que Joyce a quitté pour n'y plus revenir 25 ans plus tôt.
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ARTAUD - JOYCE : PARIS, 1920
Si Joyce et Artaud sont contemporains, c'est moins par leur appartenance à la même
génération (quatorze années seulement les séparent) que dans la parenté qui relie leurs
conceptions de l'écriture. Cette parenté ne se perçoit pas d'emblée; on en découvrira
progressivement la logique profonde. La petite histoire retient que l'un a passé neuf années dans
divers asiles psychiatriques et que l'autre, exilé volontaire de son pays et de sa langue, a dédié

3 Ibid., p. 361.
4 Jean Rousset, Le lecteur intime : de Balzac au journal, José Corti, 1986, p. 30.
5 M. Foucault, Folie et Déraison : Histoire de la folie à l'âge classique, Paris, Plon, 1961, pp. 40-45.
7
vingt-cinq ans de sa vie à la rédaction de deux gros livres réputés illisibles. Pas de grands
ancêtres communs au Panthéon littéraire : leurs goûts ne les rapprochent guère. Joyce voue à
Ibsen un véritable culte et rejette "la puissance violente et hystérique d'un Strindberg" (EC, 944).
Artaud, directeur du Théâtre Alfred Jarry, opère le choix inverse et monte Le Songe dont le
"frissonnement magnétique" appartient selon lui au "théâtre idéal" (II, 41). Dans L'évolution du
décor de 1924, il déclarait d'ailleurs sans ambages: "Pour sauver le théâtre, je supprimerais
jusqu'à Ibsen..." (II, 13). Si l'on cherchait en littérature, les noms qui les rapprochent, on ne
trouverait guère que ces valeurs incontestables : Shakespeare et Mallarmé.
Ils ne se sont pas rencontrés et semblent avoir ignoré leurs oeuvres respectives. Le fait
peut surprendre; il est banal. Marthe Robert, amie d'Artaud, soulignait ainsi que lorsque Kafka
vint à Paris en 1910 et 1911, il ne chercha aucunement à rencontrer les écrivains français de sa
génération et rien n'indique qu'il ait jamais entendu parler de Proust6.
Quelques points de repères en forme de "hasards objectifs" peuvent cependant éclairer
certaines convergences entre les deux écrivains. Ainsi l'année 1920 est pour eux une date
charnière, celle de leur arrivée à Paris, où ils s'installent provisoirement, multipliant rapidement
l'un et l'autre les adresses et les lieux d'hébergement. Joyce arrive de Trieste. Comme le note
Ellmann : "Il arrivait à Paris pour une semaine. Il y resta vingt ans" (JJ II, 109). Artaud arrive de
Marseille la même année après un séjour d'un an passé dans une clinique suisse. Le docteur
Toulouse auquel il a été confié, lui donne un poste dans sa revue Demain et pendant deux ans,
jusqu'à la disparition de la revue, il y publiera régulièrement des articles. Il a 24 ans et n'a encore
rien écrit excepté quelques poèmes. Joyce au contraire a déjà publié une partie de son oeuvre
(Dubliners, A Portrait of the Artist as a Young Man et Exiles, en particulier). Il termine Ulysses
qui paraîtra à Paris en 1922 à la Shakespeare & Company mais dont les onze premiers chapitres
ont commencé à sortir en fascicules dans la Little Review depuis mars 1918. L'homme qui arrive
à Paris n'est pas un inconnu et dispose déjà de solides appuis littéraires.
A Paris, Artaud qui veut devenir comédien, rencontre rapidement Lugné-Poe, directeur du
Théâtre de l'Oeuvre; c'est là qu'il jouera son premier rôle en 1921. C'est aussi à Lugné-Poe que
Joyce propose en 1920 sa pièce les Exilés. Celui-ci tergiverse, demande des révisions scéniques
et finalement renonce, peu convaincu semble-t-il des chances de succès de la pièce7. Au même
titre des rencontres manquées, on peut noter qu'un certain nombre d'écrivains qui ont côtoyé à la
fois Joyce et Artaud n'ont jamais servi de trait d'union entre les deux hommes. Les noms de
Fargue, Soupault et Paulhan viennent ici à l'esprit.
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Non seulement les deux écrivains bouleversent nos pratiques de lecture mais ils proposent
de surcroît au sein même de leur écriture une réflexion sur la réception de tout texte littéraire. On
sait que les tentatives se sont multipliées depuis quelques années afin de rendre la parole à ce
lecteur que Jean Rousset appelle joliment "l'éternel aphasique"4. A notre tour, nous tenterons
d'élaborer une théorie de ce nouvel espace de lecture que déploient les textes des deux écrivains.
Par delà Joyce et Artaud, c'est une autre conception de l'engagement de chacun dans l'acte de
lecture que dessine l'écriture moderne.
Michel Foucault le soulignait dans son Histoire de la Folie, le roman moderne naît à
l'aube du XVIIe siècle en rompant avec cette conception héritée des siècles précédents pour qui la
déraison était un rapport subtil que l'homme entretenait avec lui-même. Avant le grand partage
entre folie et raison, Cervantes met encore en scène dans son Don Quichotte une forme de délire
"par identification romanesque". De l'auteur au lecteur, les chimères y deviennent contagieuses et
se transmettent tandis que s'esquisse une sourde inquiétude sur les limites entre le réel et
l'imaginaire5. Dans l'univers romanesque ouvert de Cervantes, roman sur la lecture, "roman du
roman" selon l'expression de Marthe Robert, le lecteur peut encore éprouver les délices d'une
aliénation où il s'entrevoit autre. En ce sens, l'écriture contemporaine, celle d'Artaud ou de Joyce,
de Beckett ou Blanchot, aurait moins mis à mort le roman, voire la littérature comme on le
déclare parfois, qu'elle ne permettrait de renouer avec ces zones discursives indistinctes où
l'autre, le fou, l'étranger, fait entendre sa voix à l'intérieur de cette pluralité de Moi qu'est aussi le
lecteur. L'essor moderne d'écritures qui transgressent les frontières subjectives et inventent des
passages de psyché à psyché est peut-être le signe d'une mutation du discours littéraire. On y
verrait alors réinventée à l'adresse des imaginaires contemporains cette "volubilité et
discordance" subjective que Montaigne découvre en lui et adresse à cet autre lui-même qui le lit
afin qu'il s'y retrouve à la fois Différent et le Même : "Je ne peins pas l'être. Je peins le passage",
écrivait Montaigne. Et ceci s'entend aussi entre texte et lecteur.
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