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Citations sur Artaud / Joyce, le corps et le texte (130)

Henri Meschonnic les commente sans indulgence : "les fragments de glossolalie des « Suppliciés du langage »
comme Antonin Artaud [...] dans leur structure de comptine répétitive ne semblent mimer qu'un feu perdu. [...] Pas
de sens, reste la litanie pure" (Critique du Rythme - Anthropologie historique du langage
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On voit le chemin parcouru depuis les premiers scénarios écrits durant cette époque de
gestation où les Surréalistes eux aussi saluaient dans le cinéma un nouveau mode d'expression
dont ils entendaient s'emparer. Dans le Dictionnaire abrégé du Surréalisme que Breton et Eluard
publient en 1938, à l'article "film", on ne trouve aucune trace du film "La Coquille et le

79 Antonin Artaud et l'essence du théâtre, op. cit., p. 57.
80 Notons par exemple que la pièce fut représentée en 1962 par le groupe Jean-Marie Patte puis reprise à Paris par
René Goering; voir H. Béhar, Le théâtre dada et surréaliste, Gallimard, 1967; rééd coll. "Idées", 1979, pp.406-407.
43
Clergyman" réalisé par Germaine Dulac et qu'Artaud, il est vrai, désavoua; en revanche les
auteurs du dictionnaire donnent comme principaux films surréalistes: Emak Bakia (1926),
L'Etoile de mer (1928) par Man Ray sur un scénario de Desnos, Le Chien andalou (1929) et
L'Age d'Or (1931) par Luis Buñuel et Salvador Dali81. Pas plus qu'il ne fonda le théâtre
surréaliste, Artaud ne réalisa de film surréaliste. Des divergences profondes vont en effet éloigner
celui qui, au delà des raisons habituellement avancées y compris par lui-même (l'engagement
politique des surréalistes et ce qu'il considère comme leur acceptation "jouisseuse" de la vie82),
devait suivre sa propre trajectoire. Reste pour Artaud un des aspects essentiels de cette expérience
: celle d'une pratique collective de l'écriture, ce trait caractéristique de l'écriture surréaliste, des
Champs magnétiques (Breton, Soupault, 1919) à L'Immaculée Conception (Breton, Eluard,
1930). Ce qu'avait déjà indiqué la conception surréaliste du "cadavre exquis" dont Le dialogue en
1928 entre Artaud et Breton (I**, 75-76) donne un exemple, c'est que les capacités poétiques de
la pensée pouvaient être mises en lumière par une pratique collective de l'activité mentale. Le
discours surréaliste en ce sens fut d'abord cette ouverture de la subjectivité personnelle à l'autre,
qu'il s'agisse de l'autre locuteur dont la voix croise la mienne dans les jeux collectifs de l'écriture
plurielle ou de l'autre en moi que fait surgir cette "dictée de la pensée" dans l'automatisme
psychique évoquée par Breton dans son premier Manifeste83.
En ce sens, Artaud ne s'y est pas trompé qui a pratiqué tout au long de sa brève
collaboration avec la Centrale surréaliste une écriture collective et vociférante à la première
personne du pluriel, celle des Lettres et Manifestes comme l'Adresse au Pape, l'Adresse au DalaïLama ou la Lettre aux Ecoles du Bouddha, publiés dans le numéro 3 de la Révolution Surréaliste.
Il est remarquable de constater dans ces textes qui se veulent des manifestes collectifs un
insensible glissement de l'écriture qui passe du "nous" au "je". Ainsi, dans l'Adresse au DalaïLama : "Nous sommes tes très fidèles serviteurs, ô Grand Lama, [...]. C'est avec l’œil du dedans
que je te regarde, ô Pape au sommet du dedans" (I**, 42; je souligne), il glisse de la lettre
collective à la lettre individuelle avec, dans le numéro 5 de la Révolution Surréaliste du 15
octobre 1925, une Nouvelle Lettre sur Moi-même (I**, 48-49); de même que Les Cahiers du Sud
publient en juillet 1926 une Lettre à Personne (I**, 55-56) qui voisine avec la Deuxième Lettre
de ménage (I*, 105-106) dont la destinataire, on le sait, était Génica Athanasiou. De l'écriture
collective à l'écriture individuelle, de la lettre "au Pape" à la lettre "sur moi-même", la position
énonciative pour Artaud est la même : à la fois une et plurielle. C'est sans doute sur cette voie que
les Surréalistes hésiteront à s'engager, préférant précisément l'action collective "au service de la
révolution", celle où le "Nous" se fond dans le pluriel indistinct de la masse, à la poursuite du
creusement de cette faille qu'ils avaient pourtant découverte et qu'Artaud continuera d'explorer :
la faille à l'intérieur de la subjectivité qui ouvre le moi sur cette pluralité qu'il est à lui-même et
qui le constitue. Pour Artaud, "Je" est un "Nous": une multiplicité foisonnante et non une masse;
un sujet pluriel, non un collectif singulier. C'est en ce sens qu'il faut entendre les dernières lignes
de ce Point final qu'il met en 1927 à son aventure surréaliste :

81 Dictionnaire abrégé du Surréalisme, rééd. José Corti, 1991, p. 12.
82 A la grande nuit ou le Bluff surréaliste (I**, 59-65) et Point final (I**, 67-74), deux textes où Artaud tire en 1927
les leçons de son engagement aux côtés des Surréalistes.
83 André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924 (Gallimard, coll. "Idées", 1967, p. 37).
44
"Sans méconnaître les avantages de la suggestion collective, je crois que la
Révolution véritable est affaire d'individu. L'impondérable exige un recueillement qui ne se
rencontre guère que dans les limbes de l'âme individuelle" (I**, 73-74)
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"Le soleil a comme un regard. Mais un regard qui regarderait le soleil [...].
L'air est suffisamment retourné. Et voici qu'il se dispose en cellules où pousse une
graine d'irréalité. [...] Toutes les cellules ne portent pas d'oeufs. Dans quelques-unes naît
une spire. Et dans l'air une spire plus grosse pend, mais comme souffrée déjà ou encore de
phosphore et enveloppée d'irréalité. Et cette spire a toute l'importance de la plus puissante
pensée" (I*, 60-61; j.s.).
Cette écriture spirante, hésitant entre inspiration et aspiration ("tantalisation" dit parfois
Artaud) que dessinent les premiers textes, on la retrouvera avec les théories théâtrales. Anticipons
un instant sur ces textes théâtraux pour retrouver la spire et la même volonté de tracer, dans
l'espace scénique cette fois, les signes d'une écriture transpersonnelle rythmant les pulsations d'un
immense corps archaïque, fantasmatiquement réincarné :
"[...] et de l'utilisation, j'oserai dire ondulatoire, de la scène, dont l'énorme spirale se
découvre plan par plan. / Les guerriers entrent dans la forêt mentale avec des roulements de
peur; un immense tressaillement, une volumineuse rotation comme magnétique s'empare
d'eux, où l'on sent que se précipitent des météores animaux ou minéraux" (IV, 64; j.s.).
ANTI-PORTRAIT DE L'ARTISTE
Dissoudre le Je de l'identité subjective, sujet aux dédoublements et aux ruptures, en
rendant poreuses les frontières du moi, telle est la seconde stratégie d'écriture qu'Artaud explore
dans ses premiers textes. Dialogues imaginaires ou théâtre mental, ils mettent en jeu une
dramaturgie qui convoque sur la scène psychique divers personnages, réels ou mythiques.
Représentations d'un dialogue avec soi qui passe par la mise en scène d'un alter ego, nombreux
sont les premiers textes d'Artaud qui portent la trace d'adresses à un interlocuteur, qu'il s'agisse de
lettres (ainsi l'inaugurale et fameuse Correspondance avec Jacques Rivière), de manifestes ou de
ce qu'il nomme ses "drames mentaux".
On retrouve ici le thème du dédoublement qu'introduit dans le sujet l'exercice de la
pensée. Le "Je me pense", voire le "je me pense pensant" s'écartèle chez lui en rupture intérieure,
en "je m'assiste, j'assiste à Antonin Artaud" (I*,98). Cette question de la réflexivité qui structure
la pensée identitaire et la rupture qu'elle génère entre Je et moi, entre moi et moi-même, Artaud
l'aborde par le biais de ce qu'il appelle un poème mental : "Paolo Uccello est en train de penser à
soi-même, à soi-même et à l'amour. Qu'est-ce que l'amour? Qu'est-ce que l'Esprit? Qu'est-ce que
Moi-même?" (I**, 9). On sait qu'il rédigea trois versions successives de ce texte, Paul les Oiseaux
ou la Place de l'Amour, dont deux seulement subsistent. Il y aborde le thème de la recherche d'un
espace psychique où la pensée puisse se déployer; "quand je me pense, dit-il ailleurs, ma pensée
se cherche dans l'éther d'un nouvel espace" (I*, 119). De même qu'il voit en Paul Klee un "peintre
mental" capable de proposer dans ses toiles des "synthèses mentales conçues comme des
architectures" (I*, 240), c'est aussi l'architecture, le tissu de son esprit vu comme en coupe et
verticalement qu'il cherche à matérialiser; et avec lui l'entrecroisement dans l'espace de ses
pensées personnifiées et représentées sur scène.
37
Premières théâtralisations psychiques dans l'œuvre d'Artaud, ces textes opèrent une
difficile dramatisation qui tente de faire jouer, au sens articulatoire du terme, les dédoublements
de son esprit. Assister à soi et le mettre en scène pour se démultiplier dans l'espace à l'infini d'un
jeu de miroirs qui diffractent toute identité, tel est le programme de ce "drame de théâtre" : "Je
suis comme un personnage de théâtre qui aurait le pouvoir de se considérer lui-même et d'être
tantôt abstraction pure et simple création de l'esprit, et tantôt inventeur et animateur de cette
créature d'esprit. Il aurait alors tout en vivant la faculté de nier son existence" (I**, 12). Le texte
met en scène des artistes florentins du Quattrocento : le peintre Paolo Uccello, le sculpteur
Donatello, l'architecte Brunelleschi et, outre Selvaggia, la femme imaginaire de Paul les Oiseaux,
une dernière instance qui se dit "Moi" tout en étant à la fois soi et tous les autres, une sorte de
Moi intersubjectif, au croisement de toutes les identités. Car Paolo Uccello lui-même se dédouble
: "Il est tantôt le contenant, tantôt le contenu. Il est ACTUEL, je veux dire actuel à nous, hommes
de 1924, et il est lui-même. Il est Paolo Uccello, et il est son mythe, et il se fait PAUL LES
OISEAUX" (I**, 9).
Or, le lecteur est lui aussi entraîné au fil du texte dans le flottement des identités d'ArtaudUccello-Brunelleschi et des autres, dans ce va-et-vient entre Je et Il, entre Il et Moi, dont les
instances se modifient, glissent l'une sur l'autre et s'échangent selon que l'on est à l'intérieur ou à
l'extérieur de la pensée d'Uccello : "Et donc il se bâtit son histoire, et peu à peu il se détache de
lui. [...] Il est Paul les Oiseaux. [...] Mais ici ses idées se confondent. Je suis à la fenêtre et je
fume. C'est moi maintenant Paul les Oiseaux" (I**, 10). Ou encore, plus loin et c'est d'abord
Uccello qui parle, mais aussi bien Artaud :
"Je ne me pense pas vivant. Je suis tel qu'on m'a fabriqué, voilà tout. / Et cependant
c'est lui qui se fabrique. D'ailleurs vous allez voir. Il continue :
Oui, Brunelleschi, c'est moi qui pense. Tu parles en ce moment en moi-même. Tu es
tel que je te veux bien" (I**, 11).
Ce drame mental qu'Artaud met en scène dans l'écriture mêle des représentations concrètes
et abstraites, corporelles et psychiques; comme Uccello qui, dans le récit de Schwob dont s'est
inspiré Artaud, cherche la transmutation des formes complexes et contradictoires du réel en une
seule ligne idéale74, il cherche à tracer dans l'espace psychique la ligne imperceptible et subtile de
sa pensée: "Je touche à la ligne impalpable. POEME MENTAL". Il s'agit, comme dans une
topographie imaginaire, de "la place de l'amour" ("Où est la place de l'amour?" demande UccelloArtaud) et pourtant, l'amour n'a ni place ni réalité : impalpable, impensable ("c'est vrai que je ne
pense pas à l'amour"). Il en va de l'amour comme de l'esprit d'Uccello : à la fois incarné dans des
personnages qui sont des projections de lui-même et désincarné, faisant jouer les articulations du
dehors et du dedans, du contenu et du contenant, alternativement, "sans aucun lieu de l'espace où
marquer la place de son esprit" (I**, 9; j.s.).
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LE CORPS MORT DE LA MERE
Une figure maternelle complexe hante les textes d'Artaud. C'est ainsi qu'une essentielle
complicité se dessine entre l'image de sa mère et le corps souffrant des premiers écrits. Si le corps
symbolique est un corps mort, un corps marqué par la douleur de la séparation, c'est sans doute
d'abord, il faut en faire l'hypothèse, par identification imaginaire au corps ravagé, supplicié de la
mère auquel l'enfant est arraché. Si la mère tue ses enfants par une mise au monde qui est
l'équivalent d'un avortement (thème obsessionnel des derniers textes), ce pouvoir mortifère
s'inverse aussi en martyre subi : suppliciée-suppliciante, la mère est double. La Mère mi-morte
mi-vivante de Rodez dont le corps disséminé resurgira sous les traits des "filles de cœur" de sa
biographie mythique, ces filles-amantes martyrisées et immortelles, éternellement mourant et
renaissant, cette mère est présente dès les premiers textes où son visage se dissimule sous des
masques divers.
Ainsi sans doute sous les traits paradoxaux d'Ida Mortemart, entre burlesque et tragédie,
dans la pièce Victor ou les Enfants au pouvoir de Roger Vitrac, écrite à l'intention du Théâtre
Alfred Jarry et mise en scène par Artaud. Dans une lettre adressée à l'actrice pour la convaincre
de jouer le rôle de cette Mortemart où il entend peut-être "morte mère", il écrit ceci : "Ida
Mortemart se devait d'apparaître comme un fantôme [...]. Son état de fantôme, de femme
spirituellement crucifiée, lui procure la lucidité des voyantes" (II, 44). C'est une vision semblable
de femme martyre qu'il avait proposée peu de temps auparavant à Germaine Dulac pour le film
qu'elle réalisait d'après son scénario, La Coquille et le Clergyman : "J'ai aussi une autre idée que
je voudrais vous communiquer. C'est celle d'une nouvelle tête de femme éternellement
douloureuse, lamentable, dont on ne verrait presque jamais les yeux: un regard navrant [...].
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"Rien qui ressemble à l'amour comme l'appel de certains paysages vus en rêve,
comme l'encerclement de certaines collines, d'une sorte d'argile matérielle dont la forme est
comme moulée sur la pensée. / Quand nous reverrons-nous? Quand le goût terreux de tes
lèvres viendra-t-il à nouveau frôler l'anxiété de mon esprit? La terre est comme un
tourbillon de lèvres mortelles. La vie creuse devant nous le gouffre de toutes les caresses
qui ont manqué" (I*, 126).
L'espace corporel fusionnel que la langue poétique s'efforce de reconstruire est comme
l'ombre perdue du corps actuel, ce corps sujet aux ruptures et aux failles, découpé par la langue et
les articulations symboliques. Le corps pulsionnel rythmé par "la musicalité infinie des ondes
nerveuses" (I*, 127), ne surgit plus que par éclats fugitifs dans la langue; suffisamment pourtant
pour que s'y reformule le mythe d'une naissance-expulsion qui exile à jamais : "Je les connais,
écrira-t-il plus tard, les cieux de l'euphorie volée" (XX, 175) et plus d'une fois il évoquera la
sensation douloureusement familière de ce qu'il nomme déjà ses "arrachements corporels" (I*,
117). Ici, dans le texte de L'Art et la Mort, la douleur du réveil est décrite comme un nouvel exil
de l'infini, retrouvé en-deçà de toute naissance : "C'est pourquoi tous ceux qui rêvent sans
regretter leurs rêves, sans emporter de ces plongées dans une inconscience féconde un sentiment
d'atroce nostalgie, sont des porcs" (I*, 126). On lira dans les textes ultérieurs le fantasme
progressivement élaboré d'avoir été arraché à la naissance de l'utérus maternel, écorché, tranché
vivant de cette peau commune à la mère et à l'enfant41; la violence des représentations scanderont
alors d'interjections des textes où pourtant se décèle parfois, comme la trace d'un regret
mélancolique, entre "pleutré" et "pleuré" :
"[...] c'est le retournement du gant de peau : grenat de blanc de la goujate / main qui
tranche dans l'entonnoir évasé noir ... du ventre d'oripeaux, // c'est là qu'il est, // c'est
l'Antonin Nalpas / de la mère bleue mariée,// pellicule d'une mamelle de lait de variole bleu
lunée. [...] Quant à ruminer, non, c'est merde. / Agir avant de penser, tout de suite, / en lame
du fouet de fil de la baïonnette de fusil, // c'est bien l'Antonin qui a pleutré" (XIV**, 103).
Traversés par une antériorité pulsionnelle et maternelle, les processus sémiotiques selon
Julia Kristeva, "préparent l'entrée du futur parlant dans le sens et la signification (dans le
symbolique). Mais celui-ci, c'est-à-dire le langage comme nomination, signe, syntaxe ne se
constitue qu'en coupant avec cette antériorité"42. On peut faire ici l'hypothèse que c'est
précisément cette coupure marquant l'entrée du sujet dans le symbolique qui réapparaît dans le
texte d'Artaud, hypostasiée comme faille et blessure, avec une violence qui correspond peut-être
à l'intensité de son attachement fantasmatique au corps maternel : "J'ai de plus en plus besoin de
toi, maintenant que tu n'es plus là, écrit-il à Génica Athanasiou en 1922. Il me semble que je suis
séparé de mon propre corps. Je suis redevenu petit enfant quand ma mère était tout pour moi et
que je ne pouvais me séparer d'elle. Maintenant tu es devenue comme elle, aussi indispensable"
43.

41 Didier Anzieu étudie ce fantasme de peau-commune à la mère et à l'enfant représentant la première phase de leur
union symbiotique dans son ouvrage Le Moi-peau, Dunod, 1985.
42 Polylogue, Seuil, 1977, pp. 161-162.
43 Lettres à Génica Athanasiou, N.R.F., "Le point du jour", 1969, p. 30 (Artaud souligne). Bien des signes incitent à
penser que Génica Athanasiou qu'Artaud rencontra à son arrivée au théâtre de l'Atelier en 1921 fut aussi pour lui une
image de sa propre mère Euphrasie; les origines grecques des deux femmes (lointaines, pour Genica) ne furent
22
Il semble que pour Artaud, l'individuation soit une coupure mortelle; la naissance a partie liée
avec la mort et je ne suis au monde que dans un corps coupé, séparé : un cadavre. Et donc, répètet-il, je n'y suis pas : "Je puis dire, moi, vraiment que je ne suis pas au monde"44. Les premiers
textes mettent en œuvre un mouvement de dissolution, de désubjectivation progressive, qui tente
de retrouver en deçà des limites identitaires et du corps mort du symbolique, la langue vivante
d'un sujet pluriel.
C'est déjà ce qu'indique le titre du premier recueil de ses oeuvres qui paraît en 1925,
l'Ombilic des Limbes : retrouver le tracé d'une écriture qui le relie à cet autre corps qui pulse endeçà des limitations subjectives du moi béquillard : "Je ne crois à rien à quoi je ne sois rejoint par
la sensibilité d'un cordon pensant et comme météorique", dira-t-il alors.
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A corps perdu
On a trop souvent mis un accent quasi exclusif sur le caractère douloureux des premiers
écrits d'Antonin Artaud. Lui-même, il est vrai, a d'abord offert à la curiosité publique ce "roman
vécu" de la souffrance où il voulait que l'on perçoive "le cri même de la vie" et comme "la plainte
de la réalité" (I*, 40). Ses constantes références à l'authenticité et à la profondeur de son mal, sa
demande de reconnaissance et d'acceptation de la part de l'autre, ne doivent cependant pas
masquer l'envers de cette plainte, que l'on découvre dans les textes de l'extase et de la plénitude.
L'un des traits les plus étonnants de ces premiers écrits réside en effet dans ces constantes
ruptures de ton que l'on peut y lire, ces enchaînements abrupts qui font se succéder, à l'intérieur
parfois d'une même page, les accents de triomphe et les accès de désespoir. D'un côté donc, la
Correspondance avec Jacques Rivière, la douleur de celui qui souffre "d'une effroyable maladie
de l'esprit" (I*, 24), de l'autre la Lettre à la voyante et ses promesses de "l'imminence de vies
infinies" (I*, 130). D'un côté encore, l'exaltation d'Abélard fusionné au corps d'Héloïse et
jouissant enfin de son esprit: "Alors il se sent l'exaltation des racines, l'exaltation massive,
terrestre, et son pied sur le bloc de la terre tournante se sent la masse du firmament" (I*, 135); de
l'autre la douleur et la castration, le brutal arrachement au corps d'Héloïse. Double tonalité qui
traverse ces écrits et dont témoigne un des premiers poèmes intitulé précisément Extase :
Recherche épuisante du moi
Pénétration qui se dépasse
Ah! joindre le bûcher de glace
Avec l'esprit qui le pensa (I*, 235).
Le lecteur est ainsi constamment ballotté d'un extrême à l'autre; il oscille entre le trouble
qu'il éprouve face à un désespoir si profond37 et le vertige, l'étrange ivresse que l'on ressent à la
lecture des textes les plus exaltés, ceux où souffle une "respiration cosmique" (I**, 68). En ce
sens, les remarques de Jacques Rivière, l'un des premiers lecteurs d'Artaud, relevant dans les

37 "Ma sympathie pour vous est très grande", lui écrit Jacques Rivière qui, somme toute, ne le connaît que par un
bref entretien et l'échange de quelques lettres (I*, 37).
20
poèmes du jeune écrivain des "étrangetés déconcertantes" ont valeur de diagnostic quant au
malaise éprouvé par tout lecteur face à une tension irrésolue entre exaltation et désespoir :
"... vous n'arrivez pas en général à une unité suffisante d'impression. Mais [...] cette
concentration de vos moyens vers un objet poétique simple ne vous est pas du tout interdite
par votre tempérament et [...] avec un peu de patience, même si ce ne doit être que par la
simple élimination des images ou des traits divergents, vous arriverez à écrire des poèmes
parfaitement cohérents et harmonieux" (I, 26; je souligne).
Artaud affirme qu'il existe un continuum qui chez lui s'est rompu entre le corps et l'esprit;
c'est cette rupture qui provoque ce qu'il appellera dans une lettre à Latrémolière de janvier 1945:
"ces abominables dédoublements de personnalité sur lesquels j'ai écrit la correspondance avec
Rivière" (XI, 13). Que ce continuum existe, que l'esprit puisse se corporiser, le corps se subtiliser
(pour reprendre une expression de Joyce) et le lien tranché entre les deux se renouer, il croit en
trouver la preuve dans ces expériences d'extases fulgurantes qu'il connaît pour les avoir vécues et
pas seulement sous l'emprise des drogues : il n'est d'autre coupure entre le corps et l'esprit,
affirme-t-il implicitement, que celle qu'instaure le Je de la pensée individuelle. Ce qu'il lui faut
dès lors retrouver c'est cette "cristallisation sourde et multiforme de la pensée", cette
"cristallisation immédiate et directe du moi" (I*, 53) où il voit le signe de l'existence du lien
continu entre corps et pensée. Il le répétera plus tard dans ses Messages révolutionnaires : "le
corps et l'esprit sont un seul mouvement". Parler de dualisme à propos de la pensée d'Artaud
comme on a parfois été tenté de le faire38, équivaut à mettre sur le même plan description d'un
symptôme et credo philosophique.
C'est au nom de cette continuité perdue qu'il lutte contre la rupture et le détachement: "Je ne
conçois pas d’œuvre comme détachée de la vie. [...] Je souffre que l'Esprit ne soit pas dans la vie
et que la vie ne soit pas l'Esprit. [...] Je dis que l'Esprit et la vie communiquent à tous les degrés"
(I*, 49). Il suffirait de rendre un corps à sa pensée pour qu'il retrouve l'extase de la plénitude39 et
c'est ce qu'il demande finalement à Jacques Rivière: "Restituez à mon esprit le rassemblement de
ses forces, la cohésion qui lui manque, la constance de sa tension, la consistance de sa propre
substance" (I*, 29). Ce corps idéal qu'il réclame et qu'une existence littéraire pourrait lui
redonner40, ce corps intégral qui réunirait matière et pensée, c'est celui qui parfois réapparaît dans
une brève illumination; ainsi, sous le "bel oeil étale" de la voyante, cette femme dont rien ne le
sépare et qu'il sent, dit-il, beaucoup plus proche de lui que sa mère : "Jamais je ne me suis trouvé
si précis, si rejoint [...]. Ni jugé, ni me jugeant, entier sans rien faire, intégral sans m'y efforcer"
(I*, 128). Ce corps qu'il dit avoir perdu, il affleure parfois dans les rêves ou sous l'effet des
toxiques; c'est le "spasme flottant d'un corps libre et qui regagne ses origines" de L'Osselet toxique e (I**, 78); c'est le corps-paysage, ondoyant et sculpté d'aspérités de L'Art et la Mort:
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Marthe Robert l'a montré, l'écriture romanesque traditionnelle repose sur la transfiguration
narrative de ce "roman familial" dont Freud postule l'existence dans tout imaginaire infantile et
qui resurgit dans les textes narratifs sous sa version réaliste ou rêvée2. Rien de tel à présent dans
les textes que nous allons aborder et si Marthe Robert voit encore dans l'Ulysse de Joyce, odyssée
parodique d'un fils à la recherche d'un père, une survivance de la grande aventure du Bâtard et de

1 Prétexte : Roland Barthes, U.G.E.-10/18, 1978, p. 299.
2 M. Robert, Roman des origines et origines du roman, Grasset, 1972; rééd. Gallimard, coll "Tel", 1977.
6
son roman "oedipien", c'est pour en signaler "la transposition sur le mode épique tout à la fois
énorme et dérisoire qui seul est de mise à ce moment de déclin"3. Avec les dernières oeuvres de
Joyce et d'Artaud les identifications oedipiennes du "roman familial" volent définitivement en
éclat: éclat de rire pour Joyce, éclat de rage pour Artaud. Ainsi ces textes demeurent-ils lettre
morte, autre nom de l'illisible, si le sujet qui les lit refuse de s'y perdre, d'abandonner
provisoirement ses repères subjectifs pour entrer dans le processus de dissolution des identités
qu'ils imposent. Nul ne peut sortir indemne d'une telle lecture, s'il lit vraiment.
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Type du livre emmerdant absolument impossible à lire, que personne n'a jamais lu de bout en bout, même pas son
auteur, parce qu'il n'existe pas » (Antonin Artaud, Suppôts et Suppliciations)
“His usylessly unreadable Blue Book of Eccles”,
(James Joyce, Finnegans Wake 179.26-27).
QU'EST-CE QU’UN TEXTE ... ILLISIBLE?
L'illisible, disait Roland Barthes, ne se définit pas, il s'éprouve; il se décèle à cette
souffrance de lecture qu'il inflige1. Y aurait-il une relation d'agressivité que certains textes
entretiennent avec leur lecteur? On évoque parfois à propos de l'écriture contemporaine un
véritable travail de "déliaison", une attaque contre les liens psychiques du lecteur. Comme la
peinture non figurative ou la musique sérielle, l'écriture moderne semble repousser avec dédain
ou violence quiconque pose encore sur l’œuvre d'art un regard amoureux. Lire Artaud ou Beckett,
Blanchot ou Joyce, relèverait-il de ces pratiques masochistes, ces médiocres plaisirs pervers où se
complaît l'actuelle mélancolie : "La chair est triste, hélas!", disait Mallarmé... Avons-nous lu tous
les livres?
N'est-ce pas cependant un pacte amoureux secret qui nous lie à ces textes réputés
illisibles, une relation de lecture plus complexe et labyrinthique, sans cesse près de se rompre et
toujours à reprendre? Que nous promettent-ils enfin? Un bouleversement de nos logiques,
d'éblouissants débordements de sens, des lectures infinies. Beaucoup ont été découragés lorsqu'ils
ont tenté d'aborder les oeuvres de la maturité de Joyce et d'Artaud, Ulysse ou Finnegans Wake,
Suppôts et Suppliciations, les textes de Rodez. Sans doute ont-ils reçu comme illisible au sens
premier (douloureuse, folle) une écriture autre, qui ouvre un espace de lecture différent. Face à
ces textes, le lecteur est appelé à modifier ses habitudes. Nous sommes loin ici de la rassurante
stabilité des identifications qui nous permettait de retrouver à l'intérieur d'un texte des points de
repère subjectifs familiers, ou d'une étrangeté point trop inquiétante.
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Discorps d'Artaud, chaosmos de Joyce : cet espace qui nous inclut oscille entre les courbes
d'une mélodie et les angles d'un jeu de jointures. Proche en cela des dessins-poèmes de Michaux
explorant les mêmes rythmes transsubjectifs, aux frontières du corps et de la pensée : violence
pulsionnelle, mouvement brownien des points, particules et taches que l'écriture transfigure en
lignes dessinées, chantées, partition dont elle réémerge sans fin. Et nous avec elle. Comme ces
lignes peintes de Klee :
"Celles qui, au rebours des maniaques du contenant, vase, forme, mont modelé du
corps, vêtements, peau des choses ... lignes-signes, tracé de la poésie ... créant palaces
microscopiques de la proliférante vie cellulaire ...
Voici une ligne qui pense"413.
Ce sont ces mêmes espaces-limites que les théories contemporaines s'efforcent de penser:
chiasme de Merleau-Ponty, pli de Deleuze, bande de Moebius chère à Lacan. Effaçant les
frontières entre sujet individuel et société, de même qu'entre théorie du texte et écriture, les textes
de Joyce et d'Artaud nous aident à envisager les lignes mouvantes d'une autre subjectivité.
Ecrivains plus ancrés dans leur siècle qu’on ne le croit, ils furent l’un et l’autre les témoins
du chaos ou sombrèrent peu à peu ces utopies politiques et religieuses qui donnaient voix et sens
au corps individuel comme au corps social. Ni personnel ni collectif, le sujet qui s’esquisse dans
leur écriture est proche de cet « impersonnel singulier » (Deleuze) où se croisent les voix
plurielles d’une multitude d’interprètes. Ce pari est le leur : que le texte devienne le corps de
langues « sempiternellement » vivant de celui qui écrit, le lit et renaît avec lui
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Chez Joyce, le mot-valise agglutine souvent des lexèmes appartenant à des langues
étrangères alors que les inventions de Carroll, comme le souligne Stuart Gilbert restent à
l'intérieur de l'anglais. L'exemple qu'il étudie, celui du sermon de Jaunty Jaun aux 29 filles de St
Bride souligne les ramifications musicales (point et contrepoint) qui caractérisent l'usage joycien
du mot-valise. "my singasongapiccolo to pipe musicall airs on numberous fairyaciodes. I give, a
king, to me, she does [...]" (450.19-20). Comme l'explique Gilbert, "I give" est la traduction
anglaise de l'équivalent italien des notes de musique : "Do", en italien je donne; "Re", le roi;
"Mi", à moi, etc. Ajoutons que sur ce motif musical de la cornemuse (bagpipe) se greffent
d'autres thèmes liés à la pipe et au tabac, aux vêtements sacerdotaux et à des investissements plus
lucratifs ("in vestments"), ainsi qu'à des tuyauteries (pipes) plus organiques (jeu sur farthing, un
quart de penny et fart, un pet; de même subdominal : abdominal et subdominant et sousabdominal): "I'd sink it sumtotal, every dolly farting, in vestments of subdominal poteen at prime
cost" (450.36-451.1). L'écriture de Joyce agglutine et relie les langues, les sens, de proche en
proche par dérivations harmoniques.
A la prolifération hypernarrative chez Joyce répond chez Artaud l'architecture parataxique
des textes, leur juxtaposition par ellipse; comme ces Fragmentations qui ouvrent
symboliquement le recueil Suppôts et Suppliciations. Leurs corps-textes ne sont pas les mêmes;
discorps pour l'un (dans la stridence des accords dissonants), chorecho (corps-écho; 584.33) pour
l'autre, obscène mais musical (fût-ce comme pet "subdominal") : musique atonale d'un côté,
opéra italien de l'autre.
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