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Critique de Goldlead


Comment un homme seul (et, qui plus est, tenu au secret par l'ostracisme de la peur collective et de la police politique) peut-il affronter le Monstre totalitaire, et même en l'occurrence cette monstruosité historique et cosmique du XXe s. qu'est le tête-à-tête (rappelant Orthos, le chien à deux têtes de la mythologie) du fascisme et du stalinisme, ces deux frères ennemis fanatisés qui, dans et par-delà Stalingrad, s'imitent et s'étripent à l'échelle de l'immense empire soviétique, voire du continent et même du monde entier ? Et non seulement s'y affronter intellectuellement, pour en démonter la logique, les axiomes, mécanismes, tenants et aboutissants. Mais bel et bien l'affronter physiquement (et d'ailleurs le Monstre étatique ne s'y trompe pas, qui met tout en oeuvre pour le faire taire et pour tuer dans l'oeuf l'oeuvre qui le menace), David contre Goliath, avec l'espoir ou le rêve fou de miner ce monstre bicéphale, cette gémellité monstrueuse, de lui porter des coups mortels et finalement de le ou la terrasser ? Sinon en effet, à quoi bon se donner tout ce mal ?

Comment donc renverser un rapport de force tellement déséquilibré ? Réponse : par la force de l'imagination ; par la puissance du roman. Car Vassili Grossman est romancier. Certes, le travail de documentation qui a permis d'ancrer cette somme de presque 1200 pages dans la réalité historique, technique, géostratégique, politique, biographique, militaire, culturelle et humaine… a quelque chose d'un travail de forçat (12 ans de rédaction !) et impressionne par son ampleur et sa minutie. Mais Vie et destin n'est ni un reportage de guerre ni une reconstitution historique ; c'est bel et bien un roman, une fiction, et c'est ce qui lui donne sa force inégalable. le romancier en effet jouit ici d'une sorte d'ubiquité. Il est partout à la fois, côté russe et côté allemand, passant du front russe au camp de prisonniers allemand, de l'état-major des Soviétiques à celui des Nazis (Staline et Hitler y compris, en chair et en os, et même en monologue intérieur…), de la ligne de front aux villes de l'arrière, de l'héroïsme des champs de bataille au quotidien des familles, des entrailles de la Terre et de la ville retournées au grand jour au plus secret des pensées et des sentiments refoulés, des personnages les plus en vue ou les plus solaires aux quidams les plus obscurs et les plus misérables… En 192 courts chapitres ou tableaux juxtaposés, il assemble ainsi une mosaïque qui donne un peu l'impression d'un panoptique, capable de faire pièce à celui (par contrôle et délation généralisés) du système totalitaire. Et, de même qu'il occupe ainsi tout l'espace, il circule aussi librement dans le temps car, si le récit s'articule autour de la bataille de Stalingrad, (septembre 1942-printemps 1943), il remonte souvent aux purges et à la « Grande Terreur » de 1937 ou aux espoirs et à l'enthousiasme des premiers temps de la révolution bolchevique d'octobre 1917, voire, à la faveur de réminiscences littéraires (Tolstoï entre autres), aux racines ancestrales de l'âme russe. Il s'autorise même de l'avantage de la postérité pour, de manière anticipée, annoncer par exemple le destin posthume du vieux bolchevik Mostovskoï ou évoquer les enjeux géopolitiques de l'après-guerre.

Et c'est ainsi que, par la magie d'un tel affranchissement de l'espace-temps, il atteint à l'universalité et à l'intemporalité caractéristiques des grands romans. Non pas l'universalité abstraite des concepts et du surplomb ou du détachement intellectuels ; mais une universalité concrète, qui se réalise dans la communion fraternelle et dans le fait que tout un chacun vient à se reconnaître dans les singularités qui lui sont ainsi présentées et dévoilées. Nulle distance ou barrière : nous sommes de plain-pied avec tous ces personnages, bouleversés par leurs drames et leurs souffrances, tendus à l'extrême pendant leurs affrontements ou leurs conflits intérieurs, partageant leurs vies et leurs destins, leurs interrogations et leurs choix, avec une intensité et une empathie peu communes. Et d'autant plus surprenantes que, de ces personnages, il y en a pléthore. On en a dénombré autour de 150 et, pour s'y retrouver, il vaut mieux en garder la liste sous la main tout au long de sa lecture. C'est donc tout un échantillon d'humanité, dans l'immense diversité des figures, des rôles et des cheminements, qui vit sous nos yeux et gravite autour de la famille Chapochnikov qui en est comme le noyau ou le réseau. Mais chacun de ces hommes et de ces femmes, même parfois simplement entraperçus, se trouve à tel point pénétré dans son humanité essentielle qu'on est tout de suite sensible à sa valeur unique, touché par la force et la singularité de cette incarnation individuelle de l'humain et, du coup, irrésistiblement attaché à ses pas et à son destin. Il y a ainsi la Matriarche, Alexandra Federovna, Mère et grand-mère Courage autant que Bienveillance et Compréhension ; Strum, Victor Pavlovitch : savant passionné, lucide, intransigeant, aux prises aussi pourtant avec les faiblesses et les tourments de l'homme ordinaire ; Evguenia l'Amoureuse, obsédée par la sincérité de ses sentiments et partagée entre deux hommes remarquables ; Grekov, un desperado grandiose, héroïque et sublime ; Krymov, l'intellectuel engagé, militant lucide et incorruptible, d'une loyauté sans faille jusqu'au sacrifice suprême ; Serioja, le soldat adolescent, et Katia, la jeune radio, qui découvrent l'amour dans les corridors de la mort ; Mostovskoï, le vieux bolchevik exemplaire, d'une foi inflexible et d'une humanité si sensible ; Ikonnikov, le vieux disciple de Tolstoï, qui a perdu sa foi en Dieu avec toutes ses illusions mais qui, sous toutes les avanies, croit encore à la bonté humaine ; Sofia Ossipovna Levintone, médecin militaire et femme solitaire, qui prend en charge, presque malgré elle, David le petit Juif et qui finit par découvrir sa maternité dans la chambre à gaz ; Novikov, colonel intrépide à la tête de son corps de blindés et en butte à la discipline militaire et politique à cause de son humanité envers ses soldats ; et combien d'autres au fil des pages, brèves rencontres ou compagnons de route plus assidus, qui éveillent en nous, lecteurs, témoins et comparses, toute la gamme des émotions et des réactions humaines devant le meilleur et le pire dont sont capables les hommes…

Et quelle démonstration magistrale de la réciprocité et de la réversibilité du stalinisme et de l'hitlérisme, les deux visages du monstre totalitaire, dans l'affrontement inégal (l'un disert, l'autre muet) entre l'Obersturmbannführer Liss et le vieux prisonnier bolchevique Mostovskoï (partie II, § 14) ! On frémit et on retient son souffle comme dans le face-à-face du Christ et du Cardinal de la Légende du Grand Inquisiteur de Dostoïevski. Et, dans le testament d'Ikonnikov (partie II, § 15), quelle charge implacable et ô combien pertinente contre les absolus du Bien et du Mal et contre la perversité intrinsèque des utopies qui les transforme inexorablement en dystopies. Il y a comme des accents pascaliens (« L'homme n'est ni ange ni bête, mais qui veut faire l'ange fait la bête »), mais transférés ici de la morale individuelle à l'analyse historique et politique… même si, dans la faillite des grandes entreprises collectives, il n'y a plus guère à miser que sur la « bonté humaine » qui résiste au fond du coeur de chaque homme et qui s'exprime au cas par cas… Quelle profondeur et quelle justesse encore (et en même temps quelle tension pour le lecteur, qui lit ces pages avec le même suspense qu'un thriller) dans l'analyse psychologique qui sous-tend le dernier interrogatoire de Krymov à la Loubianka ! Quelles réflexions enfin, lumineuses et sagaces, égrenées en chemin et qui touchent à des questionnements philosophiques essentiels comme, en épistémologie, les rapports de la théorie et de la pratique, des mathématiques et de l'expérience (à propos des démêlés autour des travaux scientifiques de Strum) ou, en métaphysique, la conciliation du destin et du libre-arbitre, de la nécessité (historique, mécanique, étatique) et de la liberté individuelle ! Aucun récit historique, aucune recherche documentaire, analyse scientifique, enquête sociologique ou spéculation philosophique ne peut atteindre à cette vérité humaine du roman, quand il s'agit d'un grand roman.
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