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Critique de Polomarco


« Pendant les travaux, la vente continue », peut-on parfois lire sur certaines vitrines.
« Pendant la guerre, la vie continue », semble répondre en écho Louis Guilloux, qui décrit dans le sang noir, une journée de 1917, à l'arrière du front, dans une petite ville de province qui n'est pas nommée, mais qui pourrait être Saint-Brieuc, sa ville.
Le récit gravite autour de François Merlin, professeur de philosophie. On y observe, à travers les mesquineries et les turpitudes de quelques personnages hauts en couleur, la bêtise et la bassesse humaines, dont il va faire les frais.
Au début du roman, on fait la connaissance de ce héros, ou plutôt de ce anti-héros. Pendant que certains perdent leur vie dans les tranchées, François Merlin fait l'amer constat, à un an de son départ en retraite, qu'il a raté la sienne. Son infirmité –ses pieds immenses et déformés– le handicape ; sa femme, Toinette, l'a quitté, et il ne s'en est jamais remis ; Maïa, son ancienne domestique devenue sa compagne, est une souillon illettrée à « l'air ahuri de grosse commère » (page 450), qui, de surcroît, le trompe avec Basquin ; son fils Amédée –en tout cas, le fils de Maïa–, lui renvoie l'image de sa vie ratée (« il avait commis l'impardonnable sottise de légitimer cet enfant de trente-six pères » - page 18) ; sa thèse sur le philosophe Turnier, jugée fantaisiste, a été recalée par la Sorbonne ; ses collègues le raillent ; ses élèves, qui l'ont affublé du surnom de « Cripure », chahutent pendant ses cours et lui font des mauvaises blagues de potaches ; résolu à s'en plaindre auprès du proviseur, M. Marchandeau, il le dérange au moment précis où celui-ci vient d'apprendre que son fils va être fusillé pour mutinerie. Décidément, ce Cripure, « où n'était-il pas de trop ? » (page 395) ; enfin, son accoutrement, –sa peau de bique et son éternel filet pour les courses–, tout concourt à faire de lui « la risée de la ville » (page 38).
Puis, au fil du roman, la journée se déroule, au sein de cette petite société de notables de province. Ainsi, dans l'après-midi, Mme Faurel, la femme du député, va être décorée de la Légion d'Honneur par le Général, pour les soins qu'elle a prodigués aux blessés. Otto Kaminski, jeune interprète affecté à la Préfecture, se prépare à recevoir ses amis pour un thé chez Mme de Villeplane, dans la pension de famille dont il est désormais le seul pensionnaire. M. Marchandeau et sa femme déploient l'énergie du désespoir pour empêcher l'exécution de leur fils. M. Babinot ne sait pas encore que son fils est mort, mais ses collègues professeurs, eux, savent déjà la nouvelle et n'osent pas la lui apprendre… Quant à Cripure, il se trouve bientôt convoqué en duel, pour que soit réparé l'honneur de son collègue Nabucet qu'il a giflé, et se fait du mauvais sang.
La guerre constitue la toile de fond de ce superbe roman : les soldats qui partent en train la fleur au fusil et qui paraissent si peu se douter de la mort, les femmes qui travaillent aux usines, le maire qui fait sa tournée pour annoncer les décès aux familles, les permissionnaires qui ne veulent pas regagner le front, les mutineries qui se développent, la révolution qui se lève à l'Est, etc.
Mais elle n'en constitue pas le matériau principal. En effet, si le sang noir comporte peu d'actions et une intrigue limitée, il offre en revanche une galerie de portraits dépeints par une très belle langue. Certaines formules font mouche par leur côté pathétique, d'autres par une pointe d'humour qui n'est pas sans rappeler le Guépard.
Par exemple, lorsque Lucien Bourcier, le fils du censeur, refuse de revêtir son uniforme en vue de la cérémonie de remise de la Légion d'honneur à Mme Faurel, sa mère et sa soeur s'agitent et s'énervent. « Elles n'avaient pas encore fait donner les larmes, mais il était clair que ça n'allait pas tarder » (page 113). Rien n'y fait. du député, M. Faurel, on apprend que « tout en lui trahissait l'homme qui a passé sa vie parmi les femmes » (page 205). Enfin, le maître de cérémonie, M. Nabucet, est dépeint comme un lèche-bottes de premier ordre : « Ah ! Mon Général, donnez-moi une botte à lécher, rien qu'une ! Et si par bonheur il vous en restait une vieille dont vous ne vous serviriez plus, mon Général, faites-moi la grâce de me l'offrir, je l'emporterai chez moi, je la lècherai à domicile … » (page 292).
Les relations entre Madame de Villeplane et Otto Kaminski offrent également d'autres grands moments dans la lecture de cet ouvrage. Madame de Villeplane « contemplait avec épouvante ce qu'avait été sa vie et quelque chose comme une volonté de justice se joignait en elle à son amour pour Otto. Il ne se pouvait pas qu'une vie de femme ne fût que ce qu'avait été la sienne. (…) le sentiment poignant de la vie manquée, du temps perdu, donnait à sa volonté une force pathétique » (page 180). A cette femme, qui lui déclare qu'elle est tombée amoureuse de lui (« Oui j'ai soixante ans. Mais mon corps n'en a pas quarante, c'est vrai. Elle se leva soudain. Veux-tu que je mette nue devant toi ? Elle le défiait. Allons, du calme, fit-il … ») (page 444), Otto Kaminski préfère la jeune Simone Point, de quarante-deux ans sa cadette, qui ne souhaite que « se servir encore de lui pour franchir les derniers obstacles qui la séparaient de la liberté et de la richesse » (page 215), ce dont il ne se doute pas.
Enfin, l'annonce du duel est, à mon sens, le sommet de l'oeuvre. le pathétique y atteint un sommet. Après que Cripure a expliqué à Maïa ce qui l'attend, il nous livre sa terrible réflexion : « Je n'ai plus qu'elle, murmura-t-il, et elle n'y comprend rien » (page 453). L'humour n'est pas en reste : « Un cas élémentaire. Une gifle : un duel. Il n'y a avait pas à chercher midi à quatorze heures : il fallait se battre à l'aube » (page 522).
On notera, en outre, certains mots, qui ont le charme de ceux aujourd'hui inusités : goton (page 10), requimpette (page 152), quinquet (page 163), lopes (page 171), charibotée (page 211), haridelle (page 246), esbigné (page 310), houseaux (page 339), fafiots (page 479).
Le sang noir reste néanmoins actuel par la réflexion intemporelle et universelle qu'il porte sur le sens de la vie, et donc sur celui de la mort, et inversement, c'est-à-dire, finalement, sur la condition humaine. Il y a dans cette oeuvre une part de Comédie humaine, à la manière d'un Balzac, et aussi une part de tragédie humaine, de la veine d'un Dostoïevski. Car, comme son nom l'indique, le sang noir est une oeuvre noire, profonde, puissante. A ce titre, il mérite de sortir de l'oubli dans lequel il est injustement tombé et de (re-)prendre place parmi les oeuvres majeures de la littérature française.
(Les numéros de pages renvoient à l'édition Folio de 1999).
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