L'absence de regard est coresponsable de la perte d'empathie à l'ère digitale. Dès son jeune âge, l'enfant se voit refuser le regard par sa personne d'attachement, qui a les yeux rivés à son smartphone. C'est précisément dans le regard de la mère que le petit enfant trouve appui, confirmation de soi et communauté. L'échange de regards construit la confiance originelle. L'absence de regard débouche sur une relation perturbée à soi-même et à l'autre.
Les informations et les données n'ont pas de profondeur. La pensée humaine est plus que calcul et résolution de problèmes. Elle éclaire et illumine le monde.
Les affections humaines sont remplacées par des évaluations et des likes et l'on ne fait plus, pour l'essentiel, que compter ses amis. La culture est transformée en pure marchandise.
Nous préférons ajouter des sms plutôt que d'appeler : par écrit, nous sommes moins liés à l'autre. C'est ainsi que l'autre disparaît en tant que voix.
Benjamin cite la maxime latine bien connue : "Habent sua fata libelli" ("Les livres ont leur destin"). Selon lui, le livre a un destin dans la mesure où il est une chose, une propriété. Il porte des traces matérielles qui lui confèrent une histoire. Un e-book n'est pas une chose, mais une information. Il a un tout autre statut. Même si l'on en dispose, il ne nous appartient pas, nous y avons seulement accès. Avec l'e-book, le livre est réduit à sa valeur d'information. Il est sans âge, sans lieu, sans artisanat ni propriétaire. Il lui manque totalement la distance auratique depuis laquelle nous parlerait un destin individuel. Le destin ne relève pas de l'ordre digital. Les informations n'ont ni physionomie ni destin. Elles n'admettent pas non plus de liaison intense. Il n'y a pas pour l'e-book, d'exemplaire propre, d'exemplaire de main, comme on le dit en allemand : handexemplar. C'est la main du propriétaire qui confère au livre un visage inimitable, une physionomie. Les e-book n'ont ni visage ni histoire. On les lit sans mains. Le feuilletage est essentiellement un élément tactile constitutif de toute relation. Sans contacts corporels, il n'y a pas de liaisons.
De la possession au vécu, p. 30
Le temps numérique se décompose en une simple succession de présents ponctuels. Il est dépourvu de toute continuité narrative. Ainsi rend-il la vie elle-même fugitive.
Chasseurs d'informations, nous devenons aveugles aux choses muettes, sans éclat, et même aux choses ordinaires, accessoires ou communes auxquelles manque l'excitation, mais qui nous ancrent dans l'Être.
Le selfie est le visage exposé sans aura. Il lui manque cette beauté "pleine de mélancolie". Son signe distinctif : sa gaieté numérique.
L'intelligence artificielle peut calculer très vite, mais il lui manque l'esprit.
La continuité narrative qui s'étend sur de vastes laps de temps caractérise l'histoire et le souvenir. Seules les narrations créent du sens et du contexte. L'ordre numérique est sans histoire ni souvenirs. C'est ainsi qu'il fragmente la vie.