Mais cette maison-ci était un brin trop grande pour eux : quand on avait ce genre de baraque sur les bras, il fallait gagner le gros lot. Le jackpot ! Ou publier des revues à succès. Qui sait !
"Normalement, il était interdit de cueillir les fleurs de son jardin, elle ne plaisantait pas avec ça, mais les cinq premiers perce-neige allaient toujours dans ce petit vase, un pour chaque membre de la famille."
Contre l’amour, c’est clair, on ne pouvait rien. Ça vous tombait dessus. Point.
Mienne est cette maison et pas tant mienne, qui après moi viendra la dira aussi sienne.
Il ne fallait pas qu’il lui échappe, ce paysage où elle n’avait pas de racines, mais où elle s’était fixée.
C’était peut-être inné, quand on était venu au monde dans une de ces familles, qu’on était d’emblée partie intégrante d’une architecture à pans de bois. On connaissait sa place et son rang dans ce paysage où tout reposait sur l’ancienneté : d’abord venait le fleuve, puis le pays, puis les briques et les poutres en chêne, et enfin ces hommes aux noms anciens à qui appartenaient le pays et les vieilles maisons.
Tout ce qui était arrivé après, les bombardés, les expulsés, les gens las de la ville, les sans-terre qui cherchaient un pays, n’était que du sable apporté par le vent, de l’écume déposée par les vagues. Des nomades qu’on laissait sur les routes.
Elle s’était échouée dans la maison d’Ida Eckhoff comme une noyée sur une île. Elle était toujours entourée de cette eau, et cette mer lui faisait peur. Il lui fallait demeurer sur cette île, dans cette ferme où elle ne pouvait certes pas prendre racine, mais où elle s’était accrochée, agrippée aux pierres, pareille à une mousse ou un lichen.
Ni croître, ni fleurir, juste rester.
Elle n’avait toujours pas confiance en cette maison, mais elle ne lui permettrait pas de l’expulser, la régurgiter, la rejeter tel un corps étranger, à l’instar de tous ces réfugiés qui avaient quitté au plus vite les grandes demeures paysannes pour s’installer humblement, pleins de gratitude, dans leur petite maison des lotissements, et qui veillaient scrupuleusement à ne plus être à la charge de quiconque, leur vie durant.
"Véra le vit arroser soigneusement les roses et les marguerites. Les fleurs et les buissons, au moins, se soumettaient. Ils poussaient comme il le voulait. Sur cette tombe n'advenait que la volonté de Heinrich Lürhrs, même si elle était par excellence le territoire de Dieu."
Anne regarda par la fenêtre. Le grand peuplier devant l'entrée avait retenu un sac en plastique dans ses branches dénudées. Le vent s'acharnait sur la mince poche verte, la martyrisait à plaisir.