La sage-femme des Appalaches

J'ai fréquenté des communistes, des radicaux, des suffragettes, des anarchistes, mais le niveau d'impuissance dont souffrent les Noirs au sein d'une communauté blanche est une chose nouvelle pour moi. Même ceux que le Révérend Miller a pris sous son aile tremblent, redoutant qu'on leur reproche quelque chose... Ou tout.

Je suis éveillée et je songe aux événements récents et aux gens dont les vies ont croisé la mienne, pareille aux veines sur les mains d'une vielle dame. Leurs visages défilent... Les déformés, les boiteux, les forts, les affectueux... car nous sommes tous déformés, boiteux, forts et affectueux.

Nous avançons au pas. Soudain Thomas Proudfoot surgit de la foule. C'est le seul homme de couleur présent. Il nous adresse un grand sourire en levant plus haut sa pancarte. "Donnez à manger à nos enfants !"
- Misère ! s'exclame Bitsy en baissant la tête. Mama va être furieuse.
- Pourquoi ? Que fait-il de mal ? Il est solidaire de ses camarades mineurs. Le jour où j'ai aidé sa femme à accoucher, M. Wetsel m'a dit que les propriétaires avaient coupé l'électricité et fermé les magasins dans les camps. Les mineurs n'ont pas d'argent, pas de bons non plus à échanger contre des vivres ou du kérosène. Ils sont isolés dans un endroit où il n'y a plus d'embauche. Pourquoi ceux qui ont encore du travail ne soutiendraient-ils pas ceux qui n'en ont pas ?
- Il est noir, bougonne Bitsy en me jetant un regard en coulisse. C'est différent.

La vie est trop dure. on naît, on meurt... Cà se résume à ça.
Entre les deux, on aime quelqu'un, ou pas, et, si on a de la chance, on laisse derrière soi quelqu'un qui nous aime.

Être sage-femme n'a jamais été mon ambition. Petite fille, je m'imaginais exploratrice en Amazonie ou journaliste globe-trotter, comme Nelly Bly. Or me voilà veuve à trente-six ans, recherchée par la police dans deux États, vivant seule dans les montagnes de Virginie occidentale, trop âgée et trop obstinée pour qu'on me courtise.

La vie est trop dure. On nait, on meurt...Ca se résume à ça. Entre les deux, on aime quelqu'un, ou pas, et, si on a de la chance, on laisse derrière soi quelqu'un qui nous aime.

Je m'étonne qu'ils aient l'électricité, jusqu'à ce que je me souvienne que c'est le cas dans l'ensemble des camps miniers. On a besoin du courant pour acheminer les chariots mécaniques sur les rails. Jadis on recourait à des ânes pour sortir le charbon de la mine. Avant cela, des hommes faisaient office de bêtes de somme, et il y a plus longtemps encore, on employait des enfants et des femmes parce qu'ils étaient plus menus.

" D'après ce que nous en savons, nous ne vivons qu'une fois sur cette terre, et nous méritons d'être heureux. Le bonheur est notre mission. "

La vie est trop dure, on naît, on meurt... Ça se résume à ça. Entre les deux, on aime quelqu'un, ou pas, et, si on a de la chance, on laisse derrière soi quelqu'un qui nous aime.

Peu importe qui ils sont ou ce qu'ils ont fait, quand on entend l'histoire des gens, on les voit différemment.