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Critique de Lutin82


En avril 1964, deux événements concomitants bousculent l'agenda des forces de l'ordre allemandes et de la Kripo (police) en particulier. Pour l'anniversaire du Chancelier Hitler, les Berlinois et l'ensemble des peuples allemands tiennent à fêter dignement cet « heureux » présage. Pour l'Amérique de Kennedy (Joseph et non pas John), le temps de la réconciliation est venu, et l'occasion de mettre fin à la Guerre froide est trop belle. le sort de Juifs d'Europe ? Sans preuve, que faire de vagues soupçons ? N'est-ce pas de la propagande soviétique comme le soutiennent les diplomates allemands ?

Ces questions fondamentales ne concernent aucunement Xavier March, officier SS de la Kripo. Sa préoccupation immédiate se concentre sur le décès d'un septuagénaire unijambiste repêché de bon matin à Berlin. Au cours de son enquête, l'inconnu va le mener à un autre corps ainsi qu'à une jeune journaliste américaine, Chalie Maguire. Ses affaires se corsent quand il découvre l'identité des deux hommes : de hauts dignitaires nazis, et les morts suspectes s'accumulent. Quelqu'un cacherait-il un cadavre (ou des millions) dans son placard ? le poisson n'est-il pas trop gros pour le policier à l'uniforme noir ?

Ce roman uchronique exploite parfaitement les deux thématiques signalées en 4° de couverture : un thriller efficace et une interprétation de l'Histoire sous l'Allemagne nazie.

Le major (Sturmbannfürher) March enquête sur des meurtres, accidents ou suicides suspects. Un seul rescapé pourrait le renseigner sur les raisons de cette série de morts mystérieuses, mais il s'est volatilisé et sa dernière trace conduit notre enquêteur en Suisse. Xavier n'étant pas démonstratif dans son amour de la Patrie et du Fürher, la Gestapo est sur son dos. Une sortie du territoire semble compromise, d'autant que les autorités berlinoises ne sont, a priori, pas étrangères aux destins tragiques des dignitaires disparus. Nebe, le chef de la Kripo l'épaule et lui procure le sésame espéré. Sa côte de popularité ne remonte pas dans la hiérarchie de l'ordre noir, March obtient un sursis de quelques jours pour trouver le fin mot de l'histoire (ou bien bénéficier des douceurs des camps de redressement).

Les déboires, les trahisons et les culs-de-sac referment inexorablement les mâchoires nazies sur les deux héros. le suspens se renforce de page en page et si les révélations finales ne surprennent pas le lecteur, l'enchaînement des événements et des rebondissements comblent notre soif d'action et de tension. En fin de compte, l'aspect thriller tient ses promesses, impossible de ne pas prendre fait et cause pour le tandem March/Maguire.

Fatherland joue également sur un registre plus périphérique puisque l'enquête se développe dans une Allemagne nazie de 1964. C'est donc sur cet aspect uchronique que j'ai fondé beaucoup d'espoirs.

Robert Harris nous plonge en plein coeur de Berlin, et de la vie sous un national-socialisme triomphant. le changement opéré après guerre se répercute dans le quotidien des millions d'Allemands. le régime s'immisce dans toutes les strates et aspérités de la vie jusqu'à imposer la manière de se comporter, d'éduquer, d'aimer et de penser. Les méthodes sont diverses et multiples : de l'encouragement bonhomme à l'incitation appuyée, en passant par de la propagande outrancière aux messages et publicités radiodiffusés à bon escient… des procédés subtils jusqu'au camp de redressement. le totalitarisme à son paroxysme !

Le tableau dépeint est saisissant et finalement conforme à ce que nous pourrions imaginer en nous basant sur la période précédant la guerre. L'envergure du phénomène est décuplée par l'imagination et l'habileté de l'auteur. D'ailleurs, le recalibrage cérébral de la population semble terriblement opérationnel dans cette Allemagne de 1964.

Robert Harris suit une démarche rigoureuse — si je puis dire — pour élaborer son cadre. L'enquête et la situation personnelle de March dévoilent l'ambiance de Berlin et les conséquences de la domination nazie sur le peuple. Les dignitaires morts ont tous réellement vécu et ont participé à la conférence de Wannsee dirigée par Heydrich, sur la solution finale. L'absence de tout juif dans la sphère d'influence allemande révèle le jusqu'au-boutisme des hauts responsables et l'immobilisme des autres nations.

Parvenir à une telle Allemagne de 1964 exige d'écrire un récit cohérent à compter de la date clé.

La bifurcation historique s'opère en 1942. La stratégie Barbarossa visant à conquérir les territoires soviétiques jusqu'à l'Oural est un succès. Hitler s'en rend maître en 1943. Subsistent des poches de résistance et un terrorisme régulier qui laissent les autorités policières sur un qui-vive permanent. Les ressources énergétiques et minières ainsi à disposition constituent un plus dans l'effort de guerre et dans la reconstruction de Berlin (d'immenses bâtiments voient le jour : Reichstag monumental, Dôme, Arc de triomphe…). Rappelons que la France rendit les armes en juin 1940, la Suisse est toujours neutre, l'Espagne et l'Italie font partie des puissances de l'Axe. Qu'en est-il de nos amis anglais ?

Ils ont fait la paix, combattre seul s'avérait être une tâche titanesque et illusoire. Aussi Winston Churchill a-t-il fui, George VI a laissé le trône à Édouard et Wallis Simpson qui auraient eu des sympathies national-socialistes (pas d'Elizabeth II). du côté américain, les événements se sont déroulés conformément à l'Histoire dans le Pacifique, les bombes A ont explosé au Japon entraînant sa capitulation. En revanche, en l'absence d'un deuxième front en Europe les forces US renoncent à débarquer en Normandie.

Ainsi le Fürher est-il tout puissant de l'Atlantique à l'Oural. Bienvenu dans le Reich de Mille An…

Robert Harris nous offre une excellente uchronie, un bon thriller qui accumule les cadavres, le tout sans temps mort ! L'association uchronie et Allemagne fait écho à d'autres oeuvres dont un cycle très récent, Les Origines de Stéphane Przybylski. L'auteur explore également une Allemagne nazie, mais la trame se déroule pendant la Seconde Guerre mondiale, et les conséquences d'une victoire de l'Axe ne sont pas abordées. Nous pouvons rapprocher Fatherland de la Trilogie du Subtil Changement de Jo Walton (Le Cercle Farthing). Il s'agit d'une série policière dans une Angleterre ayant fait la paix avec Hitler. le point de vue se situe du côté britannique ; l'uchronie et les conséquences sont suggérées et assez éloignées de l'enquête. Et cette partie séduisante m'avait mis l'eau à la bouche sans aller jusqu'au bout de sa promesse. Dans le roman de Harris, l'uchronie occupe la place de choix, et il n'y a point de frustration.

Avec Fatherland, j'ai eu le bonheur de lire une uchronie magistrale dans laquelle l'auteur élabore non seulement une Allemagne nazie minutieusement pensée, mais répercute de multiples détails dans le reste du monde, façonnant ainsi des relations internationales autres. Savoureux! Une référence.
Lien : https://albdoblog.wordpress...
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