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Critique de Ileauxtresors


L'immense succès de ce roman que les éditions Gallmeister ont pris l'heureuse initiative de traduire en français il y a deux ans, se reflète de façon évidente par ici : on approche les 500 critiques ! J'ai donc hésité avant d'écrire la mienne : qu'allais-je bien pouvoir dire qui n'avait déjà été exprimé par les Babélionautes ? Mais voilà. J'ai été littéralement happée par la forêt imaginée par Jean Hegland, au point d'avoir du mal à m'en défaire. Cette lecture m'a laissée avec un besoin impérieux d'échanger sur les sentiments puissants et contradictoires qu'elle a éveillés en moi. Je me suis donc efforcée de mettre des mots sur mon ressenti…

Le décor est celui d'un monde qui bascule dans le chaos. L'électricité et le carburant sont épuisés, les communications ténues, l'approvisionnement en vivres interrompu jusqu'à nouvel ordre. En marge des événements, isolées au coeur d'une forêt ancestrale, Nell et Eva s'efforcent de survivre. L'unique salut des deux soeurs semble résider dans leurs liens d'amour fusionnel et dans les ressources inespérées que renferme la nature environnante… Comment en est-on arrivé là ? Quel peut-être l'horizon des deux adolescentes et combien de temps tiendront-elles ?

Ce roman se singularise au sein de différents genres littéraires qui se développent actuellement à un rythme exponentiel – les récits survivalistes, les romans d'anticipation dystopiques et le nature writing. Dans la forêt n'est pas un roman de plus, mais un texte particulier qui se démarque. Par son côté visionnaire, avant tout, puisqu'il a déjà plus de vingt ans, Jean Hegland ayant su percevoir des enjeux sociétaux qui restent plus actuels que jamais. Par ses protagonistes exclusivement féminines, ensuite, ce qui reste éminemment rare dans ce type de littérature et permet de développer un récit survivaliste d'un genre différent, où la survie ne repose pas essentiellement sur un affrontement physique avec les forces de la nature, mais sur une symbiose plus ambiguë avec elles.

D'ailleurs, point ici de grand chambardement qui viendrait faire vaciller l'espèce humaine dans un coup de théâtre spectaculaire – il ne se passe pas grand-chose, à vrai dire, dans ce roman pourtant difficile à lâcher. La dérive vers le chaos prend la forme d'un affaissement graduel, dont les premiers symptômes se réduisent à de brèves pannes de courants qui auraient pu paraître insignifiantes. Sous nos yeux, la survie s'organise par une succession de gestes quotidiens, de réflexes fondamentaux qui doivent être réappris, de stratégies pour se préserver des prédateurs qui ne sont pas toujours ceux qu'on croit… L'essentiel se déploie peut-être même au niveau psychologique. L'écriture restitue subtilement la perte de repères (familiaux, temporels, moraux) de Nell et Eva, leur deuil d'une vie et de rêves révolus. Ces impressions d'une civilisation qui vacille sont finalement d'autant plus saisissantes que l'on voit parfaitement comment ils pourraient advenir dans notre monde si nous laissons les mécaniques actuelles s'enrayer. Perturbantes, aussi, tant certaines scènes ébranlent nos repères les plus fondamentaux.

Tout cela semble bien sombre, me direz-vous. Et pourtant ! Ce qui est peut-être le plus surprenant, c'est à quel point un récit post-apocalyptique peut être lumineux, traversé à chaque page par une poésie confondante. Une ballerine qui persiste à danser, même si ce n'est plus qu'au son mécanique du métronome ; des entrées d'encyclopédie qui résonnent étrangement avec les épreuves de la vie ; la jubilation intense de voir s'épanouir les légumes qu'on a semés. Il émane de ce texte une beauté rugueuse qui jaillit, page après page, en même temps que le texte nous percute de plein fouet.

Cet équilibre oxymorique se reflète dans des représentations de la nature étrangement contrastées choisies pour la couverture du roman dans son édition française (où elle apparaît comme idyllique) et américaine (où la forêt semble sombre et menaçante). Cette ambiguïté place ce roman sous tension jusqu'à la fin, troublante, ouverte à la subjectivité du lecteur : assistons-nous à l'agonie de l'espèce humaine ou à un renouveau ? Quelle peut-être l'issue de ce rapprochement avec la forêt environnante, que Nell et Eva redécouvrent fondamentalement, presque jusqu'à faire corps avec elle ? La forêt sera-t-elle un gouffre ou un refuge ?

Chaque page de ce roman met en relief la valeur infinie et fragile de la nature, la part d'animalité de l'humain, les dérives dont il est capable lorsque l'État faillit, la tension entre liberté et solidarité, la vulnérabilité de notre confort matériel (et plus largement de notre civilisation), le sens de la vie et des priorités.

L'éditeur parle de « choc littéraire » en évoquant ce roman, le mot est définitivement à la hauteur de mon ressenti. Je reste sous le choc de la plume de Jean Hegland qui incarne puissamment nos peurs, bouscule brutalement tous nos repères, mais conserve une part de lumière qui brille comme une lueur d'espoir.
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