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Critique de Bouteyalamer


C'est le livre d'une renaissance, de l'âge d'or, puis du doute et de l'apologie.

Il commence en 1918 par la destruction du carcan protecteur de la famille et de l'école : Werner adolescent devient garçon de ferme. C'est le chaos social avec la guerre civile qui suit la défaite. Dans le monde des idées, c'est la destruction de l'ordre platonicien, et plus précisément l'abandon de la théorie atomique du Timée, un livre qui ouvre et ferme La partie et le tout. Mais l'impeccable machine de l'université allemande ressuscite bientôt et le jeune homme fait à 19 ans la connaissance de Sommerfeld. Il se trouve aussitôt adopté, et transporté d'enthousiasme par les mutations de la physique théorique : ce lent processus […] au cours duquel, peu à peu, le contenu de la discipline en arrive tout d'un coup, et parfois de façon tout à fait inattendue, à produire plus de possibilités et des valeurs nouvelles. Les individualités les plus douées sont attirées de façon quasiment magique par ce processus créateur, par les forces de croissance qui s'y manifestent ; et c'est ainsi que, au cours de quelques décennies, dans un espace géographique limité, sont créées les plus importantes oeuvres d'art ou sont mises en oeuvre les découvertes scientifiques les plus fondamentales (p 51).
Avant d'avoir 25 ans, Heisenberg établit une profonde intimité intellectuelle avec Niels Bohr, Paul Dirac, Wolfgang Pauli (prix Nobel 1922, 1933, 1945) et fait la connaissance de son grand ainé Albert Einstein (prix 1921). Il discute pied à pied avec lui du principe de causalité, qu'Einstein répugne à abandonner, principe défunt pour Heisenberg qui soutient et construit son principe d'indétermination. A 26 ans, il est invité au congrès Solvay de 1927, dédié à la mécanique quantique, où 17 des 29 invités sont lauréats d'un prix Nobel. Il fait de longs séjours dans les grandes écoles de physique d'Allemagne, de Suède et du Danemark. Les cinq années qui suivirent le congrès Solvay de Bruxelles sont apparues plus tard, aux hommes jeunes qui ont participé au développement de la physique atomique, comme marquées d'une splendeur telle que nous avons souvent parlé de ces années comme de « l'âge d'or de la physique atomique » (p 165). Son orgueil est celui du monde des physiciens, pas celui d'un individu : tout cela est raconté avec une simplicité familière, et Heisenberg ne fait aucune mention de son propre prix (1932).

Mais la rouille apparaît vite. Dès 1922, Heisenberg est surpris par un tract qui met garde les auditeurs d'Einstein contre la théorie de la relativité dont l'intérêt a été grossièrement surestimé grâce à la publicité faite autour d'elle par les journaux juifs, étranger à la pensée allemande (p 86). Mais il n'y voit que l'immixtion dans la science d'une tendance politique. Il ne parle pas de persécution raciale, et nulle part de la Shoah (un anachronisme en 1922, mais le livre est écrit en 1969). Une deuxième crise morale pourrait survenir en 1933 dans une discussion avec « un jeune étudiant national-socialiste qui assistait à mes cours ». Ce dernier comprend que « Hitler vous soit antipathique, parce qu'il vous paraît trop primitif. Mais puisqu'il s'adresse aux gens simples, il doit aussi utiliser leur langage » (p 251). Ce tentateur rappelle à Heisenberg qu'il a créé une rupture épistémologique, et qu'il doit admettre en parallèle une rupture politique. Notre auteur ne le suit pas, mais il cherche la conciliation en jouant au jeune homme le dernier mouvement du concert pour piano de Schumann. C'est l'heure de choisir de rester, ou d'émigrer comme beaucoup d'autres physiciens. Heisenberg demande conseil à Planck qui lui raconte « tout de suite une conversation que j'ai eue avec Hitler il y a quelques jours » (p 259), plaide l'énorme tort qu'il causerait à l'Université, et le dissuade de démissionner. Alors Heisenberg esquive le débat : j'enviais presque ceux de mes amis qui avaient été brutalement renvoyés de leur poste, et par conséquent savaient qu'ils devaient quitter le pays (p 263).

La suite est prévisible et connue. En août 1939, Heisenberg est mobilisé à l'Office des armements à Berlin : Là, j'appris que j'aurais à travailler, en collaboration avec un certain nombre d'autres physiciens, à l'étude des applications techniques de l'énergie atomique (p 294). Il participe à un Club de l'uranium, parfaitement conscient de la course à la bombe, se rassurant par la pensée que l'Allemagne n'aurait pas le temps de rassembler assez d'uranium enrichi avant la fin la guerre. Puis c'est la défaite, l'internement à Farm-Hill, les discussions sur la responsabilité du chercheur, la bombe d'Hiroshima, des épisodes parfaitement reconstitués par Ferrari dans le principe (2015).

Le livre n'a rien de technique : il s'ouvre et se ferme sur la nostalgie de Platon ; Heisenberg ne parle guère du principe d'indétermination. Après le paradoxe qu'Einstein lui assène p 141 « seule la théorie décide de ce que l'on peut observer », l'auteur est tout entier traversé par un doute sur l'ordre du monde après la destruction des religions, des principes de causalité et de simultanéité, et après le renoncement à l'observation objective ou à la prédiction formelle. L'éthique en est absente.
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