Des fermes à l'abattoir, le principe de domination, la démonstration de pouvoir, la maltraitance semblent irréductibles, songea-t-il.
Fallait-il associé le mot business au mot agriculture.
Il saisit un brugnon, le frotta légèrement et le plaça entre ses lèvres.
Sa chair tendre fondait sur la langue, elle était acide et sucrée.
Le jus s'écoulait de sa bouche, sans qu'il en ressentit de la honte.
La lame de celui-ci était tellement émoussée qu'il ne s'enfonçait plus dans la peau du cou, et que je devais forcer, enfoncer, arracher les chairs en plusieurs fois pour sectionner l'artère et que les cris de l'animal qui sentait la lame raclait sa peau, déchirer le scalène, déraper et enfoncer la pointe sous la mâchoire, me terrassaient.
La seule punition ne peut venir que de la nature elle-même.
Bactérie, virus, mutations, accidents génétiques, multiples réactions aux usages que les hommes font de l'animal.
Oui les usages. L'animal n'est perçu qu'en fonction d'un rendement, d'une potentialité.
Que se passerait-il s'il paniquait ? Si, au moment de l'abattage, sa main ne pouvait obéir aux règles de l'abattoir, et se retenait de tuer ?
Il allait le savoir bientôt. Le premier animal, pendu par les pieds au treuil, glissait vers lui. Il n'avait qu'à tendre la lame de son couteau vers le cou de l'animal, et l'égorger.
Là-bas, le visiteur perdait ses repères. Le sentiment d'éternité se réduisait; un autre paysage se détachait, intact, et né de la même terre, la reproduisait sous cloche avant d'en prendre le contrôle. Les cris, les odeurs, les couleurs froides et contraintes, tout, dans ce tourbillon blême, avait pour dessein l'étouffement, la répression du mouvement. Le monde n'y était fait que de pierres, de ciment, d'acier. De sang. Les murs gris avaient une teinte rosée et par endroits, des failles dans le béton semblaient une glaçure antique, déposée là par les fluides, les gaz, les remugles de toutes les âmes qui avaient marché sous cette carcasse habitée. Ici, l'homme travaillait au service de la peur. D'une peur qu'il connaissait bien mais à laquelle il assistait, entre ces murs, comme un observateur à l'abri de toute menace. Il pouvait y laisser ses pulsions s'ébattre sans craindre de les voir diminuées, pacifiées par la loi. La loi était différente, ici. Les corps des ouvriers accomplissaient les gestes de l'abattage, au quotidien, loin des consommateurs, qui eux-mêmes les ignoraient volontairement. Au loin, la ville s'agitait, mais elle négligeait une chose, une chose dont elle vivait pourtant, et à laquelle elle confiait son pouvoir, comme s'il s'agissait d'une place illégitime, mais inévitable.
C'était harassant, mais noble, de prendre part à la pérennité du vivant, pensait-il. Il se préparait à laver la vulve et à y introduire la main afin d'aider à faire sortir les petits, quand il vit s'écouler un peu de liquide amniotique. L'utérus se distendit. Robert s'effaça . Le premier porcelet apparut, petit et bien rond, tout barbouillé mais vierge, un nouveau venu.
La haine ressentie s'exerce sur toutes les formes de vie, ou alors sur aucune.Je ne peux pas respecter, et aimer profondément la vie humaine, songea-t-il, et sous la même impulsion haïr viscéralement la vie animale. Ce serait une contradiction absurde. (p. 96)
Il savait que l'animal serait étourdi, après avoir reçu à la tête le coup de pistolet à cheville percutante ou à tige d'acier. Mais dans les stages qu'il avait effectués, il avait compris que cette méthode fonctionnait une fois sur dix, et que neuf fois sur dix, l'animal pendu au treuil se débattait et hurlait, de douleur mais aussi avec la volonté d'échapper à ce cauchemar. (p. 73)
Alors il confie son intelligence aux livres - il lisait et intervenait les multiples destins des personnages de roman. p25