En certaines occasions, le cœur bat si fort et si librement qu'on reste insensible au froid le plus noir.
« Quelle ironie, dis-je, le souffle court, à mes deux compagnons, si, après tant d’années à désirer la mort, il mourrait finalement en s’efforçant de survivre ! »
Burrich eut un grognement dédaigneux. « Nous mourrons tous en nous efforçant de survivre une dernière fois.
Mais j’avais compris soudain, à la colère et à la douleur que ses paroles suscitaient en moi, que je ne voulais pas aborder ce sujet, jamais, que je ne souhaitais même pas y songer; pourtant, je pris une grande inspiration et prononçai les mots que je m’étais répétés si souvent : « Tu étais celui qu’il lui fallait. Je dormais rassuré la nuit, te sachant à ses côtés et à ceux d’Ortie. Et après… j’ai préféré ne pas revenir; je ne tenais pas à ce que tu t’imagines que… que… ».
A mi-voix, il termina ma phrase à ma place : « Que je t’avais trahi.
- Burrich, le soleil va bientôt se lever. Je dois te laisser.
- Ecoute-moi ! s’exclama-t-il avec une violence inattendue. Ecoute-moi et laisse-moi dire ce que j’ai à dire; j’en étouffe depuis que j’ai appris ce que j’avais fait. Je regrette, Fitz; je regrette tout ce que je t’ai pris sans le savoir; je regrette les années que je ne peux pas te rendre. Mais… je ne regrette pas mon mariage avec Molly, ni les enfants, ni la vie que nous partagions — que nous partageons. Je ne peux pas, parce qu’en effet j’étais celui qu’il lui fallait, tout comme Chevalerie pour Patience, quand il me l’a prise sans même s’en rendre compte. » Il poussa brusquement un grand soupir. « Eda et El ! Dans quels pas étranges et cruels notre danse nous a entraînés ! »
J’avais un goût de cendre dans la bouche. Il n’y avait rien à dire.
Très doucement, il demanda : « Comptes-tu revenir pour me l’enlever ? Comptes-tu l’arracher à notre foyer, à nos enfants ? Tu en as la possibilité, je le sais; elle a toujours gardé une place dans son cœur pour le jeune chien fou qu’elle a aimé. Je… je n’ai jamais tenté de rien y changer. Comment aurais-je pu ? Je l’aimais moi aussi, ce gamin. »
Une existence entière tournoyait dans le vent qui évoquait en chuchotant des images de ce qui aurait pu être, de ce qui aurait dû être, et qui pouvait encore advenir — mais qui ne se réaliserait pas. Je répondis enfin : « Je ne viendrai pas te l’enlever. Je ne viendrai pas du tout. C’est impossible.
- Mais…
- Non, Burrich. Ne me le demandes pas. Me crois-tu capable de me présenter chez vous, en visite, de prendre une tasse de tisane à votre table, de jouer à la bagarre avec votre petit dernier, de faire le tour de votre écurie, tout cela sans songer… sans songer… »
Il m’interrompit brutalement. « Ce serait dur, mais tu apprendrais à t’y faire, comme j’ai appris à le supporter chaque fois que je suivais Patience et Chevalerie lorsqu’ils sortaient ensemble à cheval, quand je les voyais et… »
Je ne pouvais pas en entendre davantage; je n’avais jamais eu ce genre de courage, je le savais. « Burrich, je dois y aller. Le fou compte sur moi.
- Alors va ! » Toute colère dissipée, sa voix ne recelait plus que du désespoir. « Va, Fitz; mais nous en reparlerons, toi et moi. Nous trouverons un moyen de démêler ce sac de nœuds, je te le jure. Je refuse de te perdre à nouveau.
- Je dois y aller », répétais-je une dernière fois, et je m’enfuis. Je le laissai aveugle dans la bise glacée, et il demeura sans bouger, certain que je reviendrais.
Qu’y a-t-il de plus fatiguant à gravir qu’un escalier aux marches trop basses ? Un escalier aux marches trop basses et glissantes, peut-être.
Toute la vie se passe dans la tête. Sinon, où se déroule-t-elle ? Où faisons-nous la somme de ce qu’elle signifie pour nous et soustrayons-nous ce que nous avons perdu ? Un événement demeure un simple événement tant que personne n’y attache de sens.
Le temps… En fin de compte, nous ne disposons de rien d’autre, et pourtant nous n’en avons jamais assez.
Tandis qu’il me tenait contre lui, il murmura à mon oreille : " Les années ont passé, tu es un homme fait, mais, quand je te vois souffrir, tu as toujours huit ans, je te le jure, et je me dis : " J’ai promis à son père de veiller sur son fils ; j’ai promis. "
- Et tu as tenu ta promesse, répondis-je. Tu as bien veillé sur moi.
Je finis moi aussi mon bol et le posai près de sa tasse, puis déclarai avec fermeté : " Je refuse d’écouter ces… ces âneries. Je n’y crois pas. " Mais j’y croyais, et elles me glaçaient les sangs plus qu’aucun froid ou aucun péril que j’eusse affronté.
Le premier imbécile venu comprendra que l'avenir n'est pas écrit à l'avance ; il en bourgeonne un nombre infini à l'extrémité de chaque instant, et la chute d'un pétale de rose peut les modifier tous. Toutefois, certains présentent une plus grande probabilité que d'autres, et quelques-uns une si considérable qu'ils ressemblent à de puissants chenaux dans lesquels le temps peut s'engouffrer.
Quand on n'a plus d'autre réconfort que le sommeil, il faut en profiter ; on se réveille plus en forme pour affronter un adversaire éventuel.