Citations sur L'Assassin royal, tome 3 : La Nef du crépuscule (114)
Je n'éprouvai aucun étonnement, seulement un immense sentiment de perte. Au fond de moi, un petit garçon effrayé retint son souffle en songeant qu'à présent nul ne se dressait plus entre Royal et lui ; une autre partie de moi-même se demandait quel effet cela m'aurait fait de l'appeler "grand-père" au lieu de "mon roi". Mais les émotions de ces aspects égoïstes n'étaient rien comparées à ce que ressentait l'homme-lige : Subtil m'avait façonné, il avait fait de moi ce que j'étais, pour le meilleur ou pour le pire ; il s'était un jour emparé de ma vie, celle d'un petit garçon qui jouait sous une table de la Grand-Salle, et il y avait apposé son sceau ; il avait décidé que je devais savoir lire et écrire, que je devais être capable de manier une épée et d'administrer le poison.
Des gouttes d'eau et des feuilles aux bords jaunis tombaient des arbres sur mon passage ; des oiseaux célébraient à gazouillis clairs et joyeux l'arrêt inattendu de la pluie. Le soleil brillait de plus en plus fort, tout étincelait d'humidité et de riches senteurs s’élevaient de la terre. Malgré mon trouble, la beauté du jour m'émut.
- Molly, il faudrait me tuer pour m'empêcher de te rejoindre déclarai-je avec colère.
Arrivé devant ma porte, je me trouvai assez remis pour déclencher mes verrous ; Burrich entra derrière moi. « Si j’avais un chien aussi souvent malade que toi, je le ferais abattre, me dit-il aimablement. Tu veux encore de l’écorce elfique ? »
Les épaules du fou se voûtèrent. “Il y a des milliers de croisements, fit-il dans un murmure. Certains sont clairs et francs, d’autres ne sont qu’ombres parmi les ombres ; certains sont proches de la certitude et il faudrait une immense armée ou un terrible fléau pour modifier ces chemins, d’autres sont enveloppés de brouillard et j’ignore quelles routes en partent et où elles mènent. Tu m’embrumes, bâtard, tu multiplies mille fois les avenirs par ta seule existence. Tu es un catalyseur. De certains de ces brouillards sortent les fils noirs et tors de la damnation, d’autres s’échappent des lignes d’or brillant. Tes chemins, apparemment, te conduisent dans les abîmes ou dans les hauteurs ; moi, j’aspire à un chemin intermédiaire, j’aspire à une mort simple pour un maître qui s’est montré bon avec un serviteur fantasque et moqueur.”
" L' homme qui doit vanter ses mérites sait que personne ne le fera à sa place"
Celui-ci chanta l’interminable récit d’une aventure survenue au grand-père maternel de Royal, à laquelle je prêtai le moins possible l’oreille ; apparemment, l’histoire disait qu’il avait crevé un cheval sous lui afin d’être celui qui abattrait un grand cerf poursuivi en vain par les chasseurs depuis une génération. La chanson ne tarissait pas d’éloges sur la monture au grand cœur qui était morte pour exaucer le souhait de son maître, mais elle passait sous silence la stupidité du cavalier qui avait sacrifié un animal de cette qualité pour un peu de viande dure et une paire d’andouillers.
Si un maître chien soupçonne un garçon de chenil d'user du Vif pour souiller les chiens et les dévoyer à son profit, qu'il guette les signes suivants : si le garçon ne bavarde guère avec ses compagnons de travail, qu'il se méfie ; si les chiens redressent la tête avant que le garçon soit en vue ou gémissent avant qu'il soit parti, qu'il soit vigilant ; si le chien accepte de cesser de chercher une femelle en chaleur ou se détourne d'une piste de sang pour se coucher sur l'ordre du garçon, qu'il n'ait plus de doute. Il faut pendre le garçon, au-dessus de l'eau si possible, à l'écart des écuries, et brûler son cadavre ; il faut noyer tous les chiens qu'il a dressés ainsi que les rejetons des chiens ainsi salis.
Ce soir là, dans la solitude de ma chambre, je bus plus que de raison de cette eau-de-vie de mûre que Burrich méprisait. Je savais que je serais malade le matin venu mais je n'en avais cure. Je m'allongeai sur mon lit et prêtai l'oreille au son étouffé de la fête qui montait de la Grand-Salle. J'aurais voulu que Molly soit là pour me réprimander d'être ivre : le lit était trop grand, les draps blancs et froids comme des glaciers. Je fermai les yeux et cherchai le réconfort de la compagnie d'un loup ; enfermé dans le château, j'avais pris l'habitude de le retrouver toutes les nuits dans mes rêves afin de me donner l'illusion de la liberté.
Les drogues, et plus encore la douleur, poussent l' homme intelligent aux actes les plus stupides : blessé à mort, il bondira sur son cheval pour mener un dernier assaut. La souffrance peut faire prendre des risques à un homme ou le pousser à s' affirmer d' étranges façons.