Et mangez moins, jeune homme ! Si vous n’étiez pas gras comme un verrat, vous auriez pu mieux vous défendre ou au moins vous enfuir.
Mais regardez-vous ! Qui pourrait imaginer une seconde que votre naissance vous destinait aux armes ? Gras comme un porc et mieux fait pour prêcher que pour brandir un sabre au combat !
Extrêmement troublé, je repliai sa lettre. J'en voulais à ma cousine; avant de la rencontrer, je voyais les femmes un peu comme des chiens ou des chevaux: si elles étaient de bonne race et convenablement éduquées, il suffisait de leur dire ce qu'on attendait d'elles et elles s'exécutaient avec entrain. Je ne veux pas dire que le les prenais pour des bêtes dépourvues d'intelligence; bien au contraire, je les regardais jusque-là comme des créatures affectueuses et d'une merveilleuse sensibilité; mais je ne comprenais pas pourquoi elles souhaiteraient changer de position ou nourrir des désirs autres que ceux de leur père ou de leur époux. Que pouvaient-elles y gagner?
Ce soir-là, j'appris toute la différence entre l'éducation d'un enfant héritier et celle d'un militaire. Mon oncle avait examiné un problème que je percevais comme strictement restreint à l’École et en avait extrapolé les conséquences sur notre année toute entière. Je doute fort que mon père l'eût analysé ainsi : il l'aurait ramené à un manque de discipline dans l'établissement et à une mauvaise gestion de son directeur. Son frère ainé, lui y voyait un grave symptôme d'une maladie qui affectait l'ensemble de la haute société, et je sentais toute la portée de son inquiétude
« Les Ecritures nous enseignent qu’il en va de même pour vous, caporal, dit-il d’un ton posé. N’êtes-vous pas un second fils, destiné à servir dans l’armée ? Elles disent aussi : « Que chacun se satisfasse de la place que lui a donnée le dieu de bonté et remplisse son rôle avec application et bonheur. »
Je garde des jours qui suivirent des souvenirs déformés, pareils à des images vues à travers une loupe mal polie. Les visages s'approchaient trop de moi, les bruits me faisaient sursauter et la lumière me vrillait les yeux. Je ne reconnaissais pas la salle où je me trouvais , par une fenêtre en face de mon lit, l'éclat vif du ciel d'hiver tombait sur moi. Il y avait d'autres lits autour de moi, tous occupés , j'entendais tousser, vomir, geindre sous l'effet de la fièvre. Ma propre existence avait disparu. J'ignorais où j'étais.