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Critique de Bdotaku


La journaliste et cinéaste suisse Eileen Hofer a consacré son deuxième long métrage documentaire « Horizontes » à Alicia Alonso en 2015. Elle a déclaré, peut-être en guise de boutade, qu'elle avait choisi le cinéma par dépit car elle ne savait pas dessiner. Quoi qu'il en soit quand, au fil des rencontres, l'occasion s'est présentée d'adapter son documentaire en bande dessinée, elle n'a pas hésité. Elle est épaulée en cela par Mayalen Goust au dessin.
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Les deux autrices ne réalisent pas une hagiographie révérencieuse, bien au contraire. Si elles reviennent sur le destin incroyable de cette danseuse devenue malgré sa cécité grandissante « prima ballerina assoluta » - titre accordé aux ballerines le plus exceptionnelles de leur génération - continuant à danser pendant plus d'un demi-siècle avec les plus grands(Balanchine, Jérôme Robbins, Roland Petit, Maurice Béjart,) et devenant même chorégraphe et directrice du ballet National de Cuba, elles n'omettent pas ses zones d'ombre. Ainsi, elles soulignent son opportunisme dans son soutien à Castro et l'élaboration du concept de « cubanidad », elles évoquent son racisme également et montrent que si elle permit à sa discipline d'acquérir un rayonnement à nul autre pareil en éduquant les masses au ballet, elle se compromit largement avec le régime. Et puis surtout, même si elle est désignée comme l'héroïne éponyme du roman graphique, elle n'y est pas au centre.

Alicia, Manuela, Amanda et les autres...

L'album s'attache en effet tout autant à deux autres figures féminines du Cuba contemporain: Manuela, métisse de 40 ans, qui a n'a pas réussi à percer en tant que ballerine peut être à cause de sa couleur de peau, et qui doit jongler avec plusieurs métiers pour réussir à élever son fils seule ( femme de ménage, danseuse de cabaret, prostituée occasionnelle et vendeuse d'oeufs au marché noir) et la jeune apprentie ballerine Amanda dépositaire des espoirs de sa famille et plus particulièrement de sa mère, amie de Manuela, qui vit sa vie par procuration à travers sa fille. Autour d'elles gravite toute une galerie de personnages pittoresques : un prêtre balletomane, un chauffeur maladroit qui tombe toujours en panne, un cardinal rescapé des camps d'internement, un peintre du dimanche qui fait un portrait d'Alicia sous les traits de la sainte patronne de Cuba et le curateur du musée de la danse qui veille à la perpétuation du culte d'Alicia.

Il était une fois la Havane

Le récit se mue alors en un récit choral qui permet de montrer les contradictions du régime : si Josefina, la mère d'Amanda, fait le panégyrique du castrisme, les situations de manque et de pénurie dans lesquelles elles évoluent, les bâtiments qui tombent en ruine, les communications défaillantes, les coupures d'électricité et la délation qui sévit mettent à mal ces beaux discours. Toute la séquence consacrée à la procession de la Cachita, sainte patronne de la ville, montre également comment après avoir banni la religion le castrisme s'en sert pour fédérer les Cubains et éviter la création d'une opposition. Cet épisode permet par ricochet de jeter le trouble quant aux motivations présidant à la création du ballet national … et l'analyse devient alors féroce.
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Ces différentes thématiques sont magistralement servies par le dessin de Mayalen Goust. La couverture donne le ton en mêlant drapeau cubain, étoile de la révolution, ballerine et palmiers dans une palette un peu surprenante où la silhouette de danseuse se détache en noir sur un camaïeu de couleurs pastel. Danse, Révolution et Cuba sont ainsi intimement liés. Après la Russie de « Kamarades » et l'Argentine de « Vies volées », la dessinatrice nous offre de très beaux panoramas en pleine page de la Havane. Elle arrive à nous transmettre une atmosphère de dynamisme et de jeunesse alliée au dénuement à travers ses portraits de foules, ses gros plans sur les bâtiments lézardés et un très beau travail sur la lumière. Quant à ses pages de danse, elles sont somptueuses et captent à merveille la grâce des danseuses grâce à un découpage et une mise en page particulièrement appropriés y compris dans les têtes de chapitres qui reprennent chacune les cinq positions de pied du ballet classique. Les personnages s'émancipent de la case et se déploient dans des grandes vignettes ou même des pleines pages. le répertoire classique est dépeint dans des tons violet tandis que la salsa est présentée dans des teintes beaucoup plus franches. La continuité chromatique pour les pages de ballet classique permet d'établir la filiation entre Alicia et Amanda et souligne le legs de la prima ballerina.

L'ensemble est donc fort bien composé et pensé. le va et vient entre les époques, lisible et les destinées de ces femmes, passionnantes. La documentariste Eileen Hofner réussit brillamment son entrée en bande dessinée et Mayalen Goust confirme l'étendue de son talent. Seul bémol peut -être un petit dossier avec des repères historiques et un rappel de la carrière d'Alicia Alonso aurait été bienvenu en bonus !
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