AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de berni_29


Hier en fin d'après-midi, j'ai franchi les portes d'un lieu qui m'est désormais familier, la librairie Elizabeth & Jo de ma commune. En quelques mois, cette librairie a su très vite poser ses marques, trouver son style : un endroit chaleureux qui tisse du lien social autour des livres et de la littérature.
Elle était déjà là, frêle silhouette, un visage timide, un sourire espiègle, des yeux étonnés derrière ses grandes lunettes dorées. Elle s'appelle Aurore D'Hondt, elle est étudiante en dernière année d'une école d'ingénieur brestoise. C'est dans cette même école qu'elle a rencontré fin 2018 pour la première fois Ginette Kolinka venue raconter son récit de rescapée des camps de la mort. Aurore D'Hondt avait alors dix-neuf ans, le même âge que Ginette Kolinka lorsque cette dernière fut expédiée avec son père, son frère et son neveu au camp d'Auschwitz-Birkenau, sa mère et ses soeurs ayant échappé à la rafle organisée par la Gestapo en 1942. Elle en est revenue seule rescapée parmi les siens sous le matricule 78599.
Cette émouvante rencontre fut un choc pour la jeune fille qui griffonnait déjà des dessins, inventait des histoires sur des carnets... Elle a alors décidé de produire une bande dessinée non pas directement sur le récit de Ginette Kolinka, mais sur son témoignage de survivante des camps et de la Shoah.
La jeune étudiante s'est alors lancée dans ce travail de longue haleine durant quatre ans, en rencontrant régulièrement Ginette Kolinka. Elle voulait à tout prix s'assurer de la justesse de certains événements de sa vie, chercher aussi à glaner des anecdotes qu'elle n'avait pas encore racontées lors de ses conférences. Tous ces moments précieux, elle nous les a remémorés avec bonheur et délices hier après-midi, nous autres qui nous étions pressés autour d'elle dans l'arrière-boutique de la librairie.
À mi-chemin entre la bande dessinée et le roman graphique, Ginette Kolinka : Récit d'une rescapée d'Auschwitz-Birkenau, est enfin paru le 25 janvier 2023 aux éditions Des ronds dans l'O. Et quel livre !
Je n'ai pas pu résister à feuilleter les pages de la BD que j'avais entre les mains, alors que la jeune Aurore D'Hondt continuait son interview, répondant aux questions posées par Julie, une des libraires et à celle du des autres personnes du public.
Elle nous parlait de son expérience de jeune autrice, mais déjà dans l'arrière-boutique de cette librairie, nous sentions la présence de Ginette Kolinka comme si elle était parmi nous, une des dernières survivantes de l'Holocauste encore en vie aujourd'hui, témoin infatigable sillonnant la France, écumant les écoles parce que c'est là que le devoir de mémoire doit s'accomplir, racontant son récit avec toujours ce même rituel qui entame ses conférences. Elle s'assied, elle ferme les yeux, marque un silence profond, puis commence à raconter toujours les yeux fermés, comme si c'était sa manière de descendre en elle, retrouver la jeune fille de dix-neuf ans qu'elle fut, retrouver les siens qui furent broyés par la barbarie et ce dessein d'extermination.
Je feuilletais les pages, mes doigts couraient déjà sur les planches en noir et blanc, j'entendais la voix de cette jeune autrice, par moments une émotion sourde était palpable dans l'assistance, mon coeur se serrait, mes yeux s'embuaient, je ne saurai dire si c'était l'évocation de cette barbarie que nos parents, grands-parents s'étaient jurés de ne plus revoir, - plus jamais ça avait-on dit ; c'était peut-être aussi la joie de voir un beau geste de transmission, qui plus est, est animé par le talent et la volonté d'une jeune étudiante devenue autrice et prête à continuer le long chemin de devoir de mémoire imprescriptible entrepris par Ginette Kolinka...
Ce qui marque d'emblée le dessin de cette jeune autrice, ce sont les visages, celui de Ginette Kolinka tout d'abord, celui de ses proches. Des visages lumineux, de vraies bouilles rondes emplies de lumière, avec des yeux étonnés, des visages expressifs qui disent tour à tour la joie, la peur, l'effroi, le chagrin, l'espoir... Ce sont des visages qui disent l'humanité, éclairent les planches de cette BD, des visages perdus parmi les autres visages de la barbarie, les policiers français, les nazis, dont les visages ceux-là sont vides d'expression, sans trait pour dire les yeux, une bouche, sans trait pour laisser deviner une émotion puisqu'ils n'en avaient pas...
Ce récit en one-shot est d'une puissance vertigineuse.
De retour chez moi, je l'ai lu d'une traite, comme en apnée. Ce fut un coup de coeur, un coup au coeur, un séisme en moi, même si tant de récits ont déjà dit, écrit, tenté de dire l'indicible avant celui-ci... Bien sûr, comme aime à le répéter Ginette Kolinka, aucun récit ne saura dire l'horreur physiquement palpable, aucun récit ne saura restituer l'odeur d'Auschwitz...
Pourtant il faut continuer aussi d'écrire, dessiner, pour ne pas oublier...
Il est vrai qu'elle a déjà un style indéniable, cette jeune autrice, avec son trait de crayon violent et soutenu pour dire l'horreur, l'innommable qui broie, qui essaie d'effacer, pour dire l'innocence, les rêves abîmés, les trains qui partent dans la nuit inconnue, la silhouette d'un papa et de son jeune garçon qui entrent main dans la main dans une chambre à gaz, la résignation, la route tout au bout de l'enfer, la lumière plus tard, inespérée, sans doute trop forte, aveuglante, aveuglant des yeux étonnés d'être là, de tenir encore debout ou presque, étonnés de survivre...
Avant de refermer le livre, les yeux encore embués j'ai regardé la jolie dédicace qu'Aurore D'Hont m'avait dessiné sur la première page avec son crayon de feutre noir qu'elle ne quitte jamais : la bouille ronde et les yeux étonnés d'une jeune fille de dix-neuf avec cette bulle « Pour ne pas oublier, pour Berni ».
Je pense aussi aux mots de Ginette Kolinka qui ne cesse de dire inlassablement : « voilà où mène la haine ».
Je pense à ma mère dont le fiancé et père de ma soeur ainée, a été abattu par la Gestapo en avril 1944 lorsqu'elle avait dix-huit ans, je pense à toutes les guerres qui ont continué jusqu'à nos jours jusqu'à nos portes, je pense aussi aux barbaries contemporaines, quotidiennes, qui broient des femmes éprises de liberté...
Je pense à une vieille dame qui a l'âge qu'aurait eu ma maman et qui visite sans ménager sa peine les écoles les librairies les médiathèques pour dire cela, je pense à une jeune fille et son crayon de feutre noir qui poursuit le chemin... Je pense aux livres, aux mots, à leur force imprescriptible.
Merci Ginette, merci Aurore, merci les Julie...

« Ceux qui ne connaissent pas leur histoire s'exposent à ce qu'elle recommence... » Elie Wiesel.
Commenter  J’apprécie          6133



Ont apprécié cette critique (56)voir plus




{* *}