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J’ai connu des gens excessivement ennuyeux à jeun devenir les meilleurs compagnons après quatre ou cinq verres de porto.
Au sixième verre ils dansaient sur la table et au septième ils m’appelaient Maman.
- Perdre son ancre, ou se la faire dérober, est lourd de sens mon capitaine, et mérite en effet d'être analysé plus avant. A Première vue, en perdant notre ancrage, nous perdons nos repères, c'est-à-dire nos racines. Nous devenons "hors sol", plantes en pot, vagabonds sans foyer, hobos comme disent les Américains. Voici l'analyse exégétique de la situation. Et ma conclusion est la suivante : n'étant plus de nulle part, nous n'irons jamais loin.
Nous venions en huit jours de rallier la mer à la rame et sans assistance. À nous seuls, nous avions mis en échec la solitude et la morosité, le défaitisme et la sobriété.
Bobby, donc, avait vu couler son bob à Mantes. Il l’avait remplacé par une casquette de cycliste. À un été de là, l’écopier s’était en effet trouvé livreur coursier à Paris. Huit semaines durant, il avait sillonné la capitale à vélo pour le compte de la société belge Take it Easy (« Allez-y doucement », en français). Il n’en avait pas tiré de revenu substantiel mais avait conservé par-devers lui cette gapette, semblable à celles que portaient autrefois les coureurs du Tour de France. Les gapettes de cycliste sont reconnaissables par leur petite visière en croissant de lune qui donne automatiquement l’air idiot à qui la porte et n’est pas Eddy Merckx. Bobby ne quittait plus la sienne. J’observai qu’il en orientait la visière suivant la course du soleil : à peine avait-il un rayon dans l’œil, à peine décalait-il la gapette de quelques degrés, et cela toute la sainte journée. De sorte qu’un bon observateur aurait pu déterminer l’heure d’un seul coup d’œil à la casquette de Bobby. Le regardant, je vis qu’il était 15 heures ; 15 h 30 en réalité. Bobby retardait un peu.
La végétation reprenait ses droits . Elle les reprend toujours.On craint pour la nature, comme s‘il s‘agissait d‘une petite chose fragile. A mon avis on ferait mieux de s’occuper du devenir de notre espèce. Nous aurons depuis longtemps disparu de la surface du globe que celui-ci continuera à tourner. Et les fougères de pousser.
L'éditeur ne saurait être tenu responsable des mauvaises idées que ce livre ne manquera pas d'instiller dans le cerveau vicié des nouvelles générations gavées d'écran et pourries à la moelle. Cette aventure a été réalisée par des professionnels. N'essayez pas de la reproduire chez vous.
La pratique du canotage présente un inconvénient majeur : il est nécessaire de ramer pour avancer.
La mer basse déshabillait les berges hautes. Villequier semblait avoir ôté ses bas. Il bruinait. Nous nous échouâmes au pied du perré. L’épaisse couche de marne avait la consistance d’une gencive de nonagénaire. On s’enfonça dans cette mélasse jusqu’aux genoux.
Nous ne prîmes pas de photo, ne partageâmes aucun contenu ni ne fîmes la moindre story susceptible d’être likée, commentée puis relayée. Le décor s’y prêtait pourtant. « Être heureux seul n’est pas à la portée de tout le monde, soliloqua Bobby. C’est pourquoi tant de gens exhibent leurs instants de bonheur. Ils ne peuvent jouir que si on les envie. »
La réalité dépasse la fiction pour une raison simple : la fiction doit rester vraisemblable. La réalité, elle, n’y est pas tenue.