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Critique de Dez54


Si vous cherchez un livre entrainant, un roman d'action, des intrigues croustillantes ou un ton optimiste... vous pouvez irrémédiablement passer votre chemin. À rebours est un roman, sans intrigue, sans action, quasiment sans dialogue ni rapports humains. Publié en 1884 en France par Joris-Karl Huysmans, À rebours n'a effectivement pas d'intrigue à proprement parler mais nous propose plutôt une sorte de catalogue des gouts et dégouts, des pensées et envies de son protagoniste principal (et unique) : des Esseintes.


De fait, des Esseintes est un personnage complexe et névrosé. Il s'agit d'un aristocrate complétement désoeuvré qui vit reclus dans sa propre maison, évitant au maximum les contacts humains. Érudit et esthète, la recherche de la beauté (picturale, littéraire, musicale etc.) et de la distinction dans ses gouts (il ne s'agirait tout de même pas d'aimer une oeuvre que le vulgum pecus serait également en mesure d'apprécier) l'obsède de manière pathologique. Cette recherche esthétique compulsive s'accompagne d'un plaisir lié à la provocation, d'un individualisme forcené et d'une quête du plaisir égoïste et artificiel qui reste toujours inassouvie. Sans valeurs, sans but, sans famille, sans amis, sans religion, sans travail ni utilité sociale, des Esseintes se sait perdu dans une société en quête de sens. Il se perçoit comme médiocre au sein d'une époque, d'un monde qui l'est tout autant, rejeton fragile et "dégénéré" issu d'une lignée abâtardie par l'oisiveté et la perte de ses repères moraux : c'est un décadent. Il le sait et trouve sans doute même un certain plaisir à cette idée. En dehors de brèves phases d'excitations, Des Esseintes n'en finit pas de s'ennuyer, d'un ennui sophistiqué et excentrique mais surtout désespéré et profond.


Joris-Karl Huysmans associe la forme au fond avec un style absolument remarquable où chaque mot semble avoir été soigneusement recherché et choisi avec précision. Un style précieux parfaitement coordonné avec son personnage et que l'on lit comme on savoure une friandise onctueuse. du travail d'orfèvre.


Ce roman reflète sans nul doute parfaitement ce que l'on appela l'esprit fin de siècle. Une époque où la religion s'efface ("Dieu est mort" annonça même Nietzsche en 1882) et avec elle les repères moraux traditionnels s'estompent et apparaissent dans tout leur arbitraire. La défaite de Sedan (1870), quinze ans plus tôt, a porté un coup fatal aux rêves de conquêtes et de gloire militaire en France. Reste donc pour seul exutoire le rêve matérialiste et bourgeois dans lequel des Esseintes plonge malgré lui via une inexorable soif d'accumulation (meubles, joaillerie, livres) qui comble bien mal son vide intérieur.

Ceci d'autant que notre protagoniste est également un aristocrate, dernier fruit d'un ordre social qui a peu à peu perdu le pouvoir, le prestige et le rôle social qu'il possédait dans l'ancien régime. Cela est mis en lumière dès la première phrase du livre (« À en juger par les quelques portraits conservés au château de Lourps, la famille des Floressas des Esseintes avait été, au temps jadis, composée d'athlétiques soudards, de rébarbatifs reîtres ») où une série de portraits accrochés au mur montre la « dégénérescence » de la famille au fur et à mesure des siècles. À l'image de l'aristocratie toute entière, des Esseintes est réduit à l'oisiveté et à un « déclassement » symbolique.


Si le personnage du roman est fortement ancré dans un cadre français, je ne peux m'empêcher de voir un lien avec les personnages que décrit à la même époque l'écrivain russe Fiodor Dostoievski rendus fous suite à l'effondrement des repères moraux traditionnels (déclin de la foi orthodoxe, fin du servage) comme le fameux Raskolnikov de Crime et Châtiment (1866) ou Ivan Karamasov (Les Frères Karamasov - 1879). Dostoievski résumera remarquablement la crise morale qui caractérise son époque et traverse ses personnages avec ces questions d'Aliocha Karamasov : « Mais alors, que deviendra l'homme, sans Dieu et sans immortalité ? Tout est permis, par conséquent, tout est licite ? ».


Pour en revenir à Joris-Karl Huysmans, on lui prédit* après lecture de ce livre, le funeste destin d'un suicide ou une conversion imminente à la religion chrétienne. C'est finalement la seconde option que choisira l'auteur dans les années qui suivirent.


Voilà donc un livre très intéressant qui comporte plus que son lot d'aspérités mais qui, à ma propre surprise, m'a complétement subjugué. Ce livre fut pour moi une belle expérience de lecture, sans doute la plus mémorable de cette année, car elle appartient à celles, rares, qui nous marquent parce qu'elles bouleversent nos habitudes et nous inspirent.



*Jules Barbey d'Aurevilly dans une critique du 28 juillet 1884 « Après un tel livre, il ne reste plus à l'auteur qu'à choisir entre la bouche d'un pistolet ou les pieds de la croix. »
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