Dans la tanière du tigre

Régulièrement, les tensions à la frontière pakistanaise ou dans la région du Cachemire remettent le terrorisme sur le devant de la scène. Si Narendra Modi a été élu de manière aussi triomphale, ce n'est pas seulement grâce à son programme économique et social, mais aussi parce qu'il a la réputation d'être un guerrier impitoyable. Modi s'est pourtant ingénié à faire oublier qu'il fut en 2002 le "boucher du Gujarat", considéré par plusieurs commissions à la fois nationales et internationales comme responsable d'un des plus grands massacres de musulmans depuis les temps incendiaires de la partition entre l'Inde et le Pakistan.

Il reste quelques minutes à côté de moi pour s'assurer que je tiens sur mes deux jambes, puis rejoint un groupe de trois autres soldats chargés de surveiller les flux de voyageurs entrants. Depuis les attaques de Delhi en octobre 2005 puis celles de Bombay en novembre 2008, l'Inde sait qu'elle n'est plus à l'abri du terrorisme et les contrôles sont stricts.

Les taux furieusement élevés de pollution (près de dix fois le niveau limite de dangerosité établi par l'Organisation mondiale de la santé) et l'humidité ambiante que la climatisation de l'aéroport n'arrive pas à filtrer rendent l'air irrespirable.

Dans la file d'attente au poste de douane, les passagers sont accueillis par un vieux sage souriant, avec une barbe blanche bien taillée, des lèvres charnues et un regard bienveillant. Cet homme qui pourrait être le prophète d'une nouvelle religion ou un maître de spiritualité partage l'immense affiche rétro-éclairée avec un lotus stylisé et un slogan en anglais : "Make in India". C'est lui, Modi, ce Premier ministre chargé de propulser son pays au sommet.

"L'Inde a besoin de Prime Minister Modi. Il va nous remettre sur les rails. Faire de l'Inde une grande nation, comme la Chine. Je reviens d'une semaine à Shanghai. Je suis persuadé que nous pouvons faire mieux que les Chinois, car nous, nous sommes une démocratie."

"L'Inde a beaucoup de problèmes. La corruption, le retard de développement, mais nous sommes une grande civilisation."

En ces journées caniculaires de l'été 2014, la plus grande démocratie du monde venait de rejoindre le club de moins en moins fermé des régimes nationalistes à tendance autoritaire. La Lok Sabha, la chambre du peuple, vénérable institution fondée en 1949 aux premières heures de l'indépendance et de la nouvelle Constitution de la République indienne, équivalent de l'Assemblée nationale en France, vivait alors une situation inédite depuis 1984 : celle d'une majorité absolue, qui donnait au BJP un pouvoir sans précédent sur l'ensemble de la nation. BJP pour Bharatiya Janata Party, le "Parti du peuple indien".

BJP, pour Bharatiya Janata Party, le "Parti du peuple indien". Trois lettres à prononcer Bee-Jee-pee, comme trois coups de glas d'une tradition séculaire qui avait permis jusque-là aux deux grandes religions, l'hindouisme et l'islam, de cohabiter malgré les tensions originelles de l'histoire indienne et les chausse-trapes de l'indépendance en 1947. Fondé en 1980, le BJP héritait d'une lignée idéologique ouverte dès le début du XX° siècle avec le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS). Ce "Mouvement national des volontaires" puisait son inspiration dans les mouvements d'extrême droite de l'Allemagne et de l'Italie des années d'entre-deux-guerres. Il avait donné au BJP son armature de pensée mais aussi une armée de "volontaires" qui encore aujourd'hui défilent en uniforme militaire, sous des drapeaux safran, la couleur de l'hindouisme- la couleur de la pureté du sang.

J'ai également pris avec moi Annihilation of Caste, de Bhimrao Ambedkar, l'architecte de la Condtitution indienne, qu'Arundhati elle-même m'a offert juste avant de partir.

Éparpillés sur la banquette arrière de la Swift, les essais d'Arundhati Roy, publiés par les éditions Penguin, chacun avec une couverture de couleur différente : vert pomme pour Algèbre de la justice infinie, rose bonbon pour La République brisée, turquoise pour Guide de l'Empire à l'usage des personnes ordinaires, rose pâle pour La Forme de la bête, jaune pour La Démocratie : notes de campagne. Et avec sa fleur de lotus fuchsia sur de grands nénuphars, Le Dieu des Petits Riens, son premier roman, paru en 1997, qui l'avait immédiatement propulsée sur la scène mondiale des idées et lui avait octroyé dans le même temps une légitimité politique dans son propre pays.