Dans la tanière du tigre

"Vous savez, Arundhati Roy, c'est la seule à nous défendre pour ce que nous sommes. Des Indiens, comme les autres."
Salim est musulman. Il participe de bon cœur aux fêtes hindouistes comme le festival des couleurs de Holi ou la fête des lumières de Diwali. Il prend plaisir à boire du vin blanc lors des soirées à l'ambassade et parle très bien le français qu'il a appris à l'Alliance française. Mais quand des militants du BJP, ceux qu'Arundhati appelle les "perroquets safran", passent devant les grilles de l'institut français sur Aurangzeb Road, Salim reste à l'intérieur. Il a peur de sortir.

"Un écrivain devrait d'abord chercher à être impopulaire", me dira plus tard Arundhati Roy, lors d'une de nos conversations. De continuer de clamer "je vous dénonce" non seulement à ceux qui gouvernent mais aussi â ceux qui font masse. Un écrivain se doit d'être hors la loi et de rejeter la facilité des acclamations comme celle des contestations. Inlassablement à l'écart de la meute. Le cri primordial de la littérature mène à la prison, à la folie, à l'opprobre.

Et voilà que je tenais entre les doigts un bout de papier avec les coordonnées d'une des plus grandes voix de la littérature mondiale, l'incarnation de tous les grands combats de notre époque, une militante devant qui les pouvoirs tremblaient, et qui me proposait un café.

Elle avait désigné, encadrée derrière elle, une photo de Khushwant Singh, avec sa Barbe effilochée et un sourire facétieux.
"Je vous conseille The end of India.

Entre un distributeur de billets et un magasin de chaussures, j'avais été immédiatement aimanté par les colonnes de livres de The Bookshop. Bercée de musique jazz (Miles Davis, le Quintet in Paris de Wynton Marsalis), cette librairie a été fondée dans les années 1970. La personnalité caustique et généreuse de son propriétaire, K.D. Singh, la beauté de sa fille Rachna qui attirait de nombreux clients célibataires et très élégants, le choix de livres qui s'entassaient du sol au plafond ont fait le succès de cette librairie où Salman Rushdie et V.S.Naipaul, ou d'autres écrivains encore, croisaient les députés du parti du Congrès et les éditorialistes les plus en vue de The Hindu ou The Indian Express.

"Bagwa, la couleur safran, exprime la renonciation et le désintéressement. Le blanc au centre est la lumière, le chemin de la vérité qui guide notre conduite. Le vert montre notre relation avec le sol, notre relation avec la flore de laquelle dépend toute autre vie. Le chakra d'Ashoka au centre est la route de la Loi de dharma. La roue exprime le mouvement. La mort est dans la stagnation. La vie est dans le mouvement."
La mort est dans la stagnation. La vie est dans le mouvement, alors je continue de creuser à la recherche de l'eau vive qui me fera rester.

L'hôtel où j'avais réservé était pourtant l'un des plus beaux palaces de l'ancienne capitale britannique. Au fond d'une allée en palmiers, l'Imperial avait été édifié par un des associés d'Edwin Lutyens, le bâtisseur de New-Delhi. Cet immense immeuble blanc était depuis les années 1930 le lieu de rendez-vous de l'élite delhiite. Nehru et Gandhi eux-mêmes y avaient leurs habitudes. Mélange parfait des styles Art déco, victorien et colonial, avec des marbres importés d'Italie et le mobilier d'Angleterre. Ses couloirs sont décorés d'estampes du XVIII° siècle. J'avais misé sur le grand luxe.

Quant à Modi, l'omniprésence de son visage dans les journaux n'était pas sans m'évoquer le culte de la personnalité de Mao en Chine. Dans un accès de fièvre, je l'avais renommé "Mao-di".

Ne l'ont-ils pas voulu, quatre siècles plus tard, leur "pays des purs", ce Pakistan sur lequel faire régner la charia ?

Ayodhya, épicentre d'une haine ancestrale entre hindous et musulmans, que la partition et le grand déplacement de l'été 1947, les Hindous allant vers l'Inde et les musulmans vers le Pakistan - près de treize millions de personnes qui se croisent, un des plus grands chassés-croisés de l'Histoire-, loin d'avoir éteinte, n'a fait que renforcer. Cette histoire semble inextricable. Les noms se mélangent, entre ceux des héros de l'indépendance, Gandhi et sa volonté farouche de préserver l'Union indienne, Muhammad Ali Jinnah et son "pays des purs"- Pakistan-, Lord Mountbatten, le vice-roi de la Couronne britannique chargé du crépuscule final d'un Empire sur lequel "le soleil ne se couche jamais", et aujourd'hui ce Modi qui semble décidé à rouvrir cette vieille blessure indienne pour y jeter des poignées de sel.