CHOUBERT : Autrefois… autrefois…
MADELEINE : Qu’est-ce que c’est encore ?
LE POLICIER, à Madeleine : Il évoque son passé, je suppose, chère amie.
MADELEINE : Si on se mettait tous à évoquer le nôtre, où irions-nous… Nous aurions tous des choses à dire. Nous nous en gardons bien. Par modestie, par pudeur.
VOIX DU POLICIER : Mais en même temps, une joie débordante m’envahissait, car tu existais, mon cher enfant, toi, tremblante étoile dans un océan de ténèbres, île d’être entourée de rien, toi, dont l’existence annulait le néant. Je baisais tes yeux en pleurant : « Mon Dieu, mon Dieu ! » soupirais-je. J’étais reconnaissant à Dieu, car s’il n’y avait pas eu la création, s’il n’y avait pas eu l’histoire universelle, les siècles et les siècles, il n’y aurait pas eu toi, mon fils, qui étais bien l’aboutissement de toute l’histoire du monde. Tu n’aurais pas été là s’il n’y avait pas eu l’enchaînement sans fin des causes et des effets, parmi lesquels toutes les guerres, toutes les révolutions, les déluges, toutes les catastrophes sociales, géologiques cosmiques : car tout est le résultat de toute la série des causes universelles, et toi, mon enfant, aussi. Je fus reconnaissant à Dieu pour toute ma misère et pour toute la misère des siècles, pour tous les malheurs, pour tous les bonheurs, pour les humiliations, pour les horreurs, pour les angoisses, pour la grande tristesse, au bout desquels il y avait ta naissance, qui justifiait, rachetait à mes yeux tous les désastres de l’Histoire. J’avais pardonné au monde, pour l’amour de toi. Tout était sauvé puisque rien ne pouvait plus rayer de l’existence universelle le fait de ta naissance.
VOIX DU POLICIER […] : Tu naquis, mon fils, juste au moment où j’allais dynamiter la planète. C’est ta naissance qui la sauva. Tu m’empêchas, du moins, de tuer le monde dans mon cœur. Tu me réconcilias avec l’humanité, tu me lias indissolublement à son histoire, à ses malheurs, ses crimes, ses espoirs, ses désespoirs. Je tremblais pour son sort… et pour le tien.
CHOUBERT : […] A quoi sert la vengeance ? C’est toujours le vengeur qui souffre…
CHOUBERT : Est-ce bien toi, Madeleine ? est-ce bien toi, Madeleine ? Quel malheur ! Comment cela est-il arrivé ? Comment est-ce possible ? On ne s’en était pas aperçus… Pauvre petite vieille, pauvre poupée défraîchie, c’est toi pourtant. Comme tu as changé ! Mais quand cela est-il arrivé ? Comment n’a-t-on pas empêché ? Ce matin il y avait des fleurs sur notre chemin. Le soleil remplissait le ciel. Ton rire était clair. Nous avions des vêtements tout neufs, nous étions entourés d’amis. Personne n’était mort, tu n’avais encore jamais pleuré. L’hiver est venu brusquement. Notre route est déserte. Où sont-ils les autres ? Dans les tombeaux, au bord de la route.
CHOUBERT : Tu as raison. Oui, tu as raison. Toutes les pièces qui ont été écrites, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, n’ont jamais été que policières. Le théâtre n’a jamais été que réaliste et policier. Toute pièce est une enquête menée à bonne fin. Il y a une énigme, qui nous est révélée à la dernière scène. Quelquefois, avant. On cherche, on trouve. Autant tout révéler dès le début.
CHOUBERT : Toi qui vas souvent au cinéma, tu aimes beaucoup le théâtre.
MADELEINE : Que veux-tu, mon pauvre ami, la loi est nécessaire, étant nécessaire et indispensable, elle est bonne, et tout ce qui est bon est agréable. Il est, en effet, très agréable d’obéir aux lois, d’être un bon citoyen, de faire son devoir, de posséder une conscience pure !...
CHOUBERT : C’est assez intéressant. L’Administration préconise, pour les habitants des grandes villes, le détachement. C’est, nous dit-on, le seul moyen qui nous reste de remédier à la crise économique, au déséquilibre spirituel et aux embarras de l’existence.
MADELEINE, s’interrompant dans son travail : Quoi de nouveau sur le journal ?
CHOUBERT : Il ne se passe jamais rien. Des comètes, un bouleversement cosmique, quelque part dans l’univers. Presque rien. Des contraventions pour les voisins parce que leurs chiens font des saletés sur le trottoir…