Si l'on fabrique des livres, manuscrits ou imprimés, il paraît évident que c'est pour qu'ils soient lus. Or, en fait, cet usage ne s'impose pas toujours. Les innombrables copies bouddhiques de la Chine ancienne qu'évoque Jean-Pierre Drège furent, il le souligne, beaucoup moins effectuées pour la diffusion des textes qu'elles portent que pour valoir aux fidèles qui les faisaient exécuter "les mérites de leur offrande", attestée par leur conservation dans le trésor d'un monastère (ou leur enfermement dans un autre lieu sûr, telle la grotte de Dunhuang où l'on a pu en retrouver en masse après plus d'un millénaire). Quand au "cadre confucéen de la copie", pour n'être pas aussi paradoxal (à nos yeux), il n'en réduit pas moins celle-ci au rôle mineur d'adjuvant transitoire : l'essentiel tient dans l'apprentissage par coeur du corpus fondateur. Plutôt "individuelle" et "solitaire", la copie ne serait donc alors qu'un aide-mémoire, sorte d'escabeau qu'on repousse du pied une fois la hauteur souhaitée atteinte. L'Occident a d'ailleurs aussi connu, mais sous d'autres modes, l'existence de ces livres qui ne sont pas fait - en tout cas pas d'abord - pour être lus : somptueux ouvrages "de présentation" solennellement offerts à des grands pour, indépendamment de toute éventuelle lecture, accroître le prestige de leurs bibliothèques; collections de "belles" reliures vendues au mètre pour venir habiller avec ostentation les murs et meubler les étagères de pièces de réception, mais n'être jamais ouvertes. Quant aux "grand papiers" que les bibliophiles achètent fort cher et collectionnent jusqu'à nos jours, avec peut-être d'autant plus de passion que peu d'éditeurs en produisent encore, on sait qu'ils perdent, à être coupés pour pouvoir être lus, la majeure partie de leur valeur vénale.
Copie des livres; ainsi ta main produira de quoi te nourrir, et la lecture rassasiera ton âme.
La sacralisation du livre, qui, au XIXe siècle, fut la conséquence de son industrialisation et de sa banalisation, a noyé ces principes et remplacé la "bibliophilie" par la "bibliomanie" qui entasse les savoirs, comme des trésors dans une caverne, plutôt que de les discerner et les articuler.
chaque mot transcrit par le moine était une bléssure infligée à Satan;
Dans cette même perspective spirituelle, le moine, en transcrivant les textes sacrés, se posait en adversaire du démon, en duelliste qui triomphait des tentations diaboliques: il n'était de tâche plus digne de louanges que celle qui consistait à prêcher aux hommes par le biais du travail manuel, à rendre manifeste la parole du seigneur avec les doigts, à donner silencieusement le salut aux mortels, à combattre les pièges du démon par la plume et l'encre; chaque mot transcrit par le moine était une bléssure infligée à Satan;
Ce que chaque scientifique sait, mais que peut sont prêts à admettre, c'est que la condition d'un grand succès est une grande ambition. En outre, l'ambition est celle d'un triomphe personnel sur d'autres hommes, pas seulement sur la nature, La science est un genre d'activité compétitive et agressive, une compétition des hommes contre d'autre hommes qui produit du savoir comme effet secondaire.
Les premiers théoriciens des bibliothèques, comme Gabriel Naudé au XVIIe siècle, ont tous insisté sur la nécessité du choix, devant la prolifération du livre et de l'image. C'est de ce besoin, plus que de celui d'acquérir en vrac des connaissances, qu'est née la bibliothèque.
Le bibliothécaire peut, à bon droit, s'interroger sur son rôle, lorsque les documents sont disponibles sous forme numérique et qu'il n'a plus ni à les acquérir matériellement, ni à classer, ni à les cataloguer, ni à les conserver, ni à les communiquer. A-t-on besoin de bibliothèques lorsque les services qu'elles rendaient au chercheur et à l'étudiant sont désormais rendus à domicile?
On entend déjà quelque administrateur de la recherche, trop content de l'aubaine, murmurer aux savants ce qu'on dit déjà aux artistes avec tant de gourmandise: "puisque vous êtes des génies, vous ferez sûrement aussi avec moins de revues dans votre bibliothèque, moins de puissance de calcul, moins d'écoles d'été, moins de données, moins de modems, moins de bureaux."
ceux qui font résider à demeure dans l'esprit ce qui ne fait qu'y transiter ne se donneront aucun mal pour entretenir les institutions