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Critique de MademoiselleBouquine


Si l'on voulait faire dans la provocation, on pourrait dire que Philippe Jaenada fait montre dans ses romans d'un comportement proche de la monomaniaquerie.
Mais comme on éprouve pour lui un attachement mâtiné d'admiration, on se contentera de dire que c'est un écrivain doué d'une application peu commune.

Depuis 2013 et son roman Sulak que je n'ai pas encore pu découvrir mais que je me consume de lire enfin, Jaenada investit à sa façon et avec une minutie rare ce que l'on appelle dans le monde anglo-saxon des "cold cases", ces affaires mystérieuses refermées sans réponse satisfaisante ni coupable définitif. Après Sulak, ce fut au tour du merveilleux La Petite Femelle de paraître, puis enfin à La Serpe, lauréat du prix Femina (au grand ravissement de son auteur, qui désespérait de voir un jour sa prose à nouveau récompensée, des années après le Flore qui avait couronné son premier roman).

La Serpe, c'est donc la plongée de l'auteur lui-même dans une obscure histoire de triple meurtre. Un château perdu en plein Périgord. le châtelain, sa soeur, sa bonne. Tous les trois retrouvés baignant dans leur propre sang, massacrés à coups de serpe - on a connu mort plus paisible. Mais l'impensable, le plus horrifiant est encore à venir : le fils du propriétaire désormais décédé est toujours là, bien vivant, fringant même, alors qu'il a lui aussi passé la nuit au château.

Pour ne rien arranger, il s'avère que ledit rejeton a lui-même emprunté la serpe à ses voisins deux jours plus tôt, et qu'il patauge dans de terribles problèmes d'argent qui pourraient tout à fait bénéficier de l'éventuel héritage de son bien-aimé géniteur.

A partir de là, pas besoin d'avoir passé un doctorat en criminologie pour comprendre ce qu'il a bien pu se produire au château d'Escoire par cette froide nuit d'octobre 1941.
Fiston fauché, kaput papa, et les deux autres aussi, tant qu'à faire.

Sauf que par miracle, par absurdité, par erreur, par un de ces événements aussi inattendus qu'improbables, le fils, Henri Girard, s'est trouvé acquitté. Blanchi, disculpé, relaxé, dites-le comme vous le voulez. Relâché dans la nature, sans que le moindre coupable ne soit jamais désigné au cours des décennies qui s'ensuivent.

L'affaire a un terrible goût d'inachevé. Et ce n'est pas du coup de Jaenada.

Pour les néophytes du style jaenadien, voici un petit bréviaire de ce à quoi vous pouvez vous attendre : des digressions, des détails, des parenthèses, des péripéties, un soupçon d'autothérapie psychologique, des considérations urbanistiques et immobilières, de l'autopromotion, une ironie succulente en tous points, des portraits furieusement réjouissants de cynisme, une minutie retournante et une dévolution pure et entière à une seule et même affaire, celle de ce triple meurtre.

La plume de Jaenada est reconnaissable entre mille : amusée, distanciée elle-même de ses propres lubies, furieusement tendre, hilarante comme pas deux, virtuose de la parenthèse enchâssée dans une parenthèse elle-même ouverte au sein d'une autre parenthèse, experte en transitions impossibles, aussi excessive qu'inexplicablement addictive. L'auteur s'assume entièrement en narrateur incarné, lancé sur les routes périgourdines à la poursuite d'un mystère que seules quelques âmes isolées ont tenté de rouvrir en soixante-dix ans. Son périple aussi cocasse que prenant est rythmé de digressions savamment dosées, de détails techniques répétés et ressassés, de dissections soigneuses des moindres hypothèses envisageables. C'est long, répétitif, il prévient, mais par une réaction littéraro-chimique que je ne saurais moi-même analyser, ça passe comme une lettre à la poste - à l'exception peut-être de ces douze pages sur la fenêtre des toilettes, là, monsieur Jaenada, j'avoue que j'ai peut-être un peu décroché.

L'auteur-enquêteur excelle surtout dans la description de ses héros au summum de l'antihéroïsme, voire de la sociopathie : il l'avait déjà prouvé avec Pauline Dubuisson - qu'il invoque d'ailleurs régulièrement dans ces pages-ci, dans un sursaut d'autopromo qui m'a paru aussi délicieux que judicieux -, il le démontre à nouveau avec cette ordure d'Henri Girard, un irresponsable de première, les dents si longues qu'elles doivent lui parvenir au niveau du menton (au bas mot), provocateur comme pas deux, mais dans le même temps loin d'être dénué d'un certain panache, bref, un brave protagoniste comme on les aime. C'est dans son attachement à moitié inavoué à Henri que Jaenada brille le plus, dans cette relation improbable et à rebours dont on comprend très vite qu'elle constitue le coeur du roman. Tout tourne autour de l'insaisissable Henri, de ses malversations, de ses secrets, de ses marottes. C'est lui que Jaenada poursuit à travers ses analyses ergonomiques du maniement de la serpe ou ses dissertations sociologiques sur le peuplement du Nord de la France, c'est son visage polymorphe dont il cherche à retrouver les contours, c'est ses blessures qu'il voudrait panser.

Et c'est fascinant.

C'est sérieux et réjouissant, méticuleux et complètement réjouissant, délirant dans tous les sens du terme et pourtant si appliqué.
On aime, on adore, on se prend de passion, plus tellement pour trouver le fin mot de l'histoire mais plutôt pour le formidable itinéraire qui y mène.

La dernière page se tourne, le mystère s'imbibe de romanesque, l'épopée fantastique trouve son terme, la narration démesurément entraînante trouve son terme. Et on en redemande.

Lien : https://mademoisellebouquine..
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