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Critique de CorinneCo


En regardant ce tableau de Gustave Caillebotte « L'homme au balcon, boulevard Haussmann », songeons-nous que cet homme accoudé à cette balustrade, soit un invité de Chad Newsome ? Peut-être. Ou alors est-ce Lewis Lambert Strether lui-même ? Mais l'attitude est un peu trop dégagée pour que ce soit lui. Ou s'est-il déjà fait envoûter par l'air du Vieux Continent ?
Strether est missionné par sa fiancée à ramener le fils de celle-ci, « perdu » en Europe, dans le giron familial. La récompense de Strether sera un mariage lui assurant une situation confortable aussi bien d'un point de vue personnel que professionnel. Cet « ambassadeur » improvisé est issu de Woollett, Massachusetts et Madame Newsome, sa future épouse est une figure importante de la bonne société de Woollett. Il doit ramener le fils avant qu'il ne soit trop « gâté » par son escapade européenne. Chad Newsome doit se marier et intégrer l'entreprise familiale.
Lewis Lambert Strether est un homme ayant dépassé la cinquantaine, soutenu par des principes et des idées bien arrêtées ; il est un bloc de certitudes. On pourrait pourtant dire qu'il est un bloc transparent, sans consistance, tant sa personnalité semble ensommeillée, en retrait, sans relief, sans appétit et sans combats.
Strether semble n'avoir ni ambitions, ni désirs, juste le sens du devoir et un désappointement mou qu'il ne cherche pas à combattre. le voici donc, traversant l'Atlantique , bien décidé à rendre compte de sa mission régulièrement à Madame Newsome, future épousée et il faut bien l'admettre dernière planche de salut de Lambert Strether. Avant de reprendre le cours de cette histoire, qui pourrait avoir l'apparence d'un charmant vaudeville, d'une comédie bourgeoise légère et sans un intérêt magistral, je dois parler d'Henry James.
Ma première rencontre avec l'auteur fut en cours de français, avec l'étude de « L'élève » ; Peu enthousiaste de prime abord, ma curiosité pour cet auteur fut aiguisée par le décorticage du texte et l'approche philosophique. Et puis il y eut la lecture de « La bête dans la jungle » qui m'impressionnât beaucoup. Suivirent d'autres nouvelles que j'ai toujours appréciées, particulièrement « Le motif dans le tapis », « Le tour d'écrou », « Dans la cage » « Le coin plaisant », « La leçon du maître » .
Dans « les ambassadeurs » il y a cette noirceur légère derrière les phrases, comme une poussière de suie s'infiltrant dans les sentiments et les actes. Aussi la morsure cruelle enrobée dans un langage subtil, raffiné, complexe ; strates de mille-feuilles aérien où se serait glissé des petits cailloux. L'écriture pourrait paraître un peu précieuse parfois, mais sans affectation, sans forfanterie, juste la beauté de phrases ciselées parfois à l'extrême, ou chaque éclat recèle la profondeur des âmes et des sentiments.
Lambert Strether dans son périple, nous livre son « moi » ; il observe, il absorbe, il questionne, il se questionne, il comprend ou croit comprendre, il se trompe et rit de cette duperie ; il se sent vivant et libre peut-être pour la première fois. Henry James accompagne cette introspection au long cours d'un luxe de détournements, d'allusions, d'arabesques littéraires ou chaque boucle nous éloigne ou nous rapproche de la vérité de ce roman; Ou de ses vérités. Car elles semblent aussi nombreuses que les protagonistes de cette histoire. Chacun la détient, la brandit ou la dissimule à son gré.
Lambert Strether débarque en Angleterre d'un pied ferme accompagné d'un ami, Waymarsh qui pourrait presque ressembler à son garde-fou, comme s'il voulait, par prescience, se prémunir contre l'abandon de sa charge et de son devoir.
Il rencontre Maria Gostrey en Angleterre, sorte d'électron libre, navigant dans la bonne société de tous pays avec confiance et perspicacité. Elle est là pour écouter, conseiller, réunir, influencer sans poids ; un mélange d'agence de rencontres et d'agence touristique à elle toute seule. Franche et rusée, véritable bouffée d'air frais inattendue pour Strether. Elle le déstabilise et le séduit d'emblée.
Tout ce petit monde se retrouve à Paris où Chad Newsome a pris ses quartiers pour l'amour d'une femme qui ne peut être qu'une femme perdue. Que dis-je ! Une fille !
Nous sommes dans la tête de Lambert Strether : il appréhende sa rencontre avec le jeune Chad, qu'il connaît bien. Son futur beau-fils. Il a peur qu'il n'ait perdu les convenances de son milieu, il a peur de cette femme fatale qui détourne Chad de ses obligations, de sa famille et de son milieu ; Il a peur de n'être pas à la hauteur.
Marie de Vionnet n'est pas une femme fatale, mais une aristocrate mal mariée. Elle a une fille Jeanne ; D'ailleurs pendant tout un long temps incertain, Lambert Strether ne sait pas et nous non plus ; Chad est-il avec la mère ou la fille ? L'ambiguïté des situations et des sentiments sied à la plume de James.
Lambert Strether finit par trouver très bien que Chad Newsome soit à Paris et qu'il profite de la vie, il lui conseille même de rester ; Adieu pour Strether mariage et situation car le voilà désavoué !
Lambert Strether trouve très bien que Chad Newsome soit avec Madame Marie de Vionnet, femme libre et néanmoins un peu calculatrice, qui l'a « amélioré » comme dit Strether ;
Lambert Strether se sent très bien à Paris. Entre les promenades, les rencontres, les réceptions, les étonnements et les questionnements, il se sent enfin vivre. Son escapade champêtre, seul, sur les rives de la Seine ressemble à un tableau de Sisley. On croirait l'émerveillement d'un prisonnier retrouvant la couleur du ciel. Strether a même une inclinaison soudaine pour Marie de Vionnet, cette femme si belle, si douce, si « merveilleuse »…
Maria Gostrey est toujours présente ; Strether lui rend visite dans son appartement ; C'est un havre de paix et de réflexion qu'il recherche pour ne pas se laisser dériver encore plus dans les délices de l'abandon de sa mission.
Mais, dans le Massachusetts, on tape du pied, on s'impatiente de ce voyage qui n'en finit pas. le fiston doit rentrer ! Madame Newsome dépêche la soeur de Chad et son mari pour remettre de l'ordre dans la tête de tout le monde. L'esprit bourgeois doit triompher de toute cette bizarrerie ! Et effectivement, au grand dam de Strether, qui déchire le voile de l'hypocrisie, des conventions, pour en découvrir toute l'amertume et l'abnégation, l'enchantement se délite. Chad Newsome rentre au bercail, l'assurance d'une situation financière confortable lui faisant jeter par-dessus tête sa passion pour Marie de Vionnet qui s'incline sans vraiment combattre, montrant un visage d'emprise et de possession plus que d'amour.
La cruauté est une esquisse chez Henry James ; Pourquoi s'appesantir puisque qu'elle réside dans toutes choses, à tout moment… Cruauté de cette fin que l'on souhaiterait autre pour Lewis Lambert Strether. Mais peut-il en être autrement dans le monde d'Henry James ?

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