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Critique de Woland


Washington Square
Traduction : Camille Dutourd

ISBN : 9782253182962

Peut-on dire, de ce roman pourtant assez court de James, qu'il est simple ? Oui et non.

Oui, parce que le nombre de personnages et de péripéties y reste limité et que l'écrivain américain y applique, peut-être sans en avoir conscience, quelques recettes, plus réalistes que "proustiennes", issues tout droit de l'"Eugénie Grandet de Balzac."

Non, parce que, en dépit des limites attribuées notamment au personnage central, à savoir Catherine Sloper, la profondeur de ce caractère est telle et sa difficulté à l'exprimer si flagrante que le lecteur ne peut qu'être amené à s'interroger.

On peut voir, dans "Washington Square", les mésaventures d'un père de la bonne bourgeoisie new-yorkaise du XIXème siècle qui met tout en pratique pour que sa fille unique, laquelle sera en principe la seule héritière de sa fortune, évite le mariage avec un "coureur de dots."

On peut y voir aussi le récit de l'amour malheureux de l'héroïne pour un héros qui, comme l'avait prédit le père d'ailleurs, n'en vaut pas la peine.

Mais "Washington Square" apparaît surtout comme l'histoire d'une toute jeune fille, sans grande expérience sur tous les plans, fût-ce le plan mondain, dotée d'une sensibilité rare qu'elle a la pudeur de ne pas exprimer par peur de gêner autrui (et parce qu'elle pense que cela n'intéressera pas ceux qu'elle aime), d'une intelligence modeste et naïve, qui apprend peut-être lentement à l'école de la Vie, mais qui apprend sûrement et n'oublie rien, une jeune fille qui souhaite désespérément que ceux qu'elle aime, justement, vivent tous en paix auprès d'elle car, sinon, elle ne saurait trouver le bonheur, une jeune fille qui s'efface toujours pour que l'Autre soit heureux et qui ne cherche à imposer sa volonté à personne mais qui se retrouve la triste victime de deux hommes qui se disputent, pour des raisons dont le lecteur peut douter qu'elles aient un rapport véritable avec l'amour ou la simple affection paternelle, ce qu'elle espère (avec quel manque d'assurance !) faire de son existence.

Inexorable, le Destin, représenté autant par le Dr Sloper que par Morris Townsend, aussi implacables l'un que l'autre et qui ne voient et ne verront jamais en la pauvre Catherine, qui pourtant est bien loin d'en être un, qu'un objet bon à prendre ou à rejeter sous les combles, enserre et étouffe notre malheureuse héroïne, seul personnage du livre qui fasse pourtant preuve de noblesse d'âme et même de grandeur morale.

En effet, si Catherine, orpheline de mère, voue une admiration et une affection inconditionnelles à son père, celui-ci ne lui répond jamais que par le sarcasme - enfin, le sarcasme, l'ironie, on doit admettre qu'il les utilise un peu avec tout le monde. Pour le docteur, sa fille est sotte, niaise, n'a ni caractère, ni volonté et lui appartient. Elle doit se soumettre à sa volonté à lui, parce qu'il ne peut pas se tromper. Cet homme, qui a d'ailleurs, reconnaissons-le, très souvent raison, n'est guidé, dans sa guerre contre le rusé et séduisant Morris Townsend, que par le désir d'avoir le dernier mot et par un orgueil immense. Certes, il est impossible de lui donner tort lorsqu'il se refuse, pratiquement d'emblée, à ce que Townsend devienne, pour Catherine, un prétendant admissible. le problème, c'est que, contrairement à ce qu'il affirme, ce n'est pas pour le bien de la jeune fille et par affection pour elle qu'il agit ainsi : c'est pour lui montrer, à elle mais aussi à son entourage, qu'il a raison - bref, par un égoïsme terrible qui, dès que Catherine en prend conscience, la libère en quelque sorte de l'influence paternelle mais détruit hélas ! en même temps une partie de son coeur trop sensible.

Du côté de Townsend, ce n'est guère mieux. Sans fortune après avoir mangé un petit héritage qui lui revenait, ce jeune homme, au physique des plus avantageux, court désormais les salons pour s'y dénicher "une situation", c'est-à-dire un mariage qui le rendra riche sans, pour autant, qu'il ait beaucoup d'efforts à accomplir. Henry James ne nous cache rien de ses manoeuvres, entreprises très tôt auprès de Miss Sloper, dans le but de la séduire et de l'amener à l'union tant souhaitée. Sournois, rusé, intelligent, l'esprit vif et toujours prêt à parer avec adresse les coups les plus inattendus que tentent de lui porter ceux qui ne l'apprécient pas, Morris Townsend est le prototype de l'opportuniste prêt à tout (sauf à se retrousser lui-même les manches pour se mettre enfin au travail) pour épouser une héritière. (Le roman fut d'ailleurs porté à l'écran deux fois sous ce titre : "L'Héritière / The Heiress.") Que Catherine soit loin d'être une beauté, qu'elle passe pour niaise et peu futée, il n'en a que faire : l'essentiel est qu'elle l'épouse et le laisse faire ce qu'il veut de sa dot. Townsend est si vaniteux et si sûr de lui que, bien que conscient de la résistance opposée par le Dr Sloper, il est certain de parvenir, tôt ou tard, à ses fins.

Ah ! certes, s'il y a bien un point commun entre ces deux hommes, outre le dessèchement du coeur, c'est bien l'orgueil mal placé. Si l'un et l'autre sont parfois effleurés par l'idée qu'ils font souffrir Catherine, ils la secouent bien vite et s'empressent de l'oublier sur le champ.

Il en est de même - et on ne saurait trop le regretter pour la pauvre Catherine - avec la seconde de ses tantes, qui, veuve, vit depuis des années chez son frère : Lavinia Penniman. Tante Lavinia, à qui, au début, la jeune fille confie avec simplicité ses secrets, n'est peut-être pas méchante, à proprement parler, mais une chose est sûre : son narcissisme personnel, sorte de variante chez elle de l'orgueil presque luciférien de son frère, la pousse à s'immiscer dans l'intrigue entre sa nièce et Townsend parce qu'elle veut, on le comprend assez rapidement, vivre par procuration la romance qu'elle-même n'a jamais connue. Douée d'une forte imagination (qui frise parfois les limites du délire), tante Lavinia pousse Catherine, asticote aussi Townsend et éveille, chez le Dr Sloper, qu'elle est cependant censée bien connaître, ses instincts les plus impatients et les plus mauvais. En a-t-elle conscience ? Et surtout, a-t-elle conscience que Catherine est au milieu de la tempête qu'elle a contribué elle-même à provoquer puisque, sans son insistance, Townsend eût eu bien plus de difficultés à se faire recevoir chez les Sloper ?

Son narcissisme et son égoïsme sont si puissants que, à notre avis, elle ne s'en aperçoit que lorsqu'elle risque elle-même d'encourir la colère de son frère et de se voir contrainte d'aller vivre ailleurs, loin de la belle maison de Washington Square. Pour le reste, elle vit cette idylle comme elle la vivrait elle-même. On la sent plus que fascinée par Townsend - qui en abuse : amoureuse tout bêtement. Mis à part son fantasme, rien ne lui importe et il ne lui vient pas à l'esprit que Catherine puisse souffrir : elle est si sotte, n'est-ce pas ? Et puis, peu jolie comme elle est, la pauvre enfant, elle devrait s'estimer heureuse non seulement qu'un homme comme Townsend, aussi beau, aussi viril, s'intéressât à son cas (que la tante Lavinia, tout comme son frère, estimait "perdu" bien avant l'apparition du jeune homme) mais aussi que sa chère tante, elle, Lavinia, se battît à ses côtés pour l'aider à concrétiser son bonheur ...

Un jour bien sûr, Catherine comprend et glisse alors de son âme, en une petite flaque misérable, la partie qui y correspondait à l'affection sincère qu'elle portait à sa tante. le coup fatal sera assené peu après par Morris Townsend mais nous vous laissons en découvrir les circonstances.

Ce qu'il y a de particulier, dans ce roman, c'est que, bien que le lecteur parvienne à comprendre Catherine et à éprouver envers elle une sympathie qui va crescendo, la jeune fille n'en demeure pas moins, pour lui, jusqu'à la dernière page, une véritable énigme. Etouffée naturellement par les sarcasmes de son père et les bavardages inconséquents de sa tante, se sentant quelquefois coupable d'avoir, par sa naissance, arraché sa mère à l'amour de son père, Catherine avait pris, dès son enfance, des habitudes de petite souris qui s'efface et parle peu dans la crainte qu'on ne relève chacun de ses mots pour les mal interpréter - un jeu auquel le docteur était passé maître. L'Affaire Morris Townsend, où elle se retrouve trahie par ceux qui, croyait-elle, l'aimaient et l'estimaient et que, la chose est certaine, elle aimait et estimait, l'incite bien sûr à se replier un peu plus sur elle-même.

Oh ! des sentiments, elle en éprouve ! Et ils sont profonds et vivants ! Mais elle n'a jamais su, ni pu les exprimer à sa guise. C'est là son drame et la faute capitale, impardonnable, que son père comme sa tante ont envers elle. Sans l'attitude qu'ils prirent très tôt envers l'enfant, puis l'adolescente, il n'est pas douteux que Catherine, se sentant aimée et soutenue par ceux à qui elle portait une telle confiance, eût mieux affronté le problème Townsend et elle eût compris plus tôt ce qu'il était : un banal coureur de dots qui ne méritait en rien qu'elle jetât un regard sur ses pitreries. Catherine croit à la sincérité de Townsend parce que, un petit moment, il lui apporte (ou plutôt feint de lui apporter) ce dont sa nature à tellement soif : compréhension, admiration, affection et ... considération.

Et quand se clôt l'ouvrage, avec une Catherine Sloper, désormais orpheline de père et âgée d'une quarantaine d'années, qui refuse sa porte, malgré les supplications d'une Lavinia qui vient de retrouver une occasion de vivre à nouveau par procuration, à un Morris Townsend désormais doté d'une calvitie naissante et qui a pris pas mal de kilos, une Catherine qui retourne tout tranquillement à l'ouvrage de dame sur lequel elle travaillait, le lecteur sait qu'elle ne sortira plus d'elle-même parce qu'elle a souffert moins de la comédie de Townsend que de l'abandon dans lequel la laissèrent pendant tant d'années, tout en se moquant de ce qu'elle éprouvait en elle-même, et son père, et sa tante. ;o)
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