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Critique de gabb


Il était là, chez mon libraire. Un peu à l'écart sur son présentoir, entre Jardin et Joffrin.
Devant lui, une pile de ces nouveautés aux couvertures criardes qui inondent aujourd'hui les têtes de gondoles, ces livres aux titres farfelus et aux histoires faciles qui font ployer les rayonnages et qui se vendent à la tonne.
Lui était seul, discret.
Sagement, il m'attendait.

J'avais déjà beaucoup aimé Préférer l'hiver (le premier roman d'Aurélie Jeannin), j'avais déjà fait connaissance avec l'univers singulier de cette jeune romancière et goûté à la grande qualité de son style, alors je n'ai pas hésité une seconde !
Grand bien m'en a pris : dès l'entame j'ai retrouvé cette plume si particulière, vive et intimiste, qui aiguillonne en profondeur, qui met l'intégralité du texte en tension, qui éblouit mais qui oppresse, aussi.
Car chez Jeannin on ne s'amuse pas. On se questionne, on se dépouille, on se met à nu. Et forcément on souffre, parfois.

Ce n'est pas Brune, l'héroïne des Bordes, qui vous dira le contraire. Mariée, deux enfants, une sensibilité à fleur de peau, Brune est juge d'instruction. Elle sait le poids de la fatalité, elle a traité nombre d'affaires dramatiques, vu survenir nombre d'accidents soudains, imprévisibles, dévastateurs. Rien d'étonnant alors à ce qu'elle vive en apnée, toujours en alerte, dans l'attente fébrile du prochain danger - fortuit mais inéluctable - qui guette ses chers enfants, Hilde (8 ans) et Garnier (4 ans).
Pour elle ça ne fait aucun doute : "Nul n'est à l'abri, jamais. Nul ne peut compter sur le fait que les tragédies se construisent tranquillement, ont des fondements qui les nourrissent jusqu'à leur éclosion. Il est impossible de se préparer. le pire n'a besoin de rien d'autre que d'advenir."

Adviendra-t-il aux Bordes, dans ce lieu-dit de malheur, sur cette terre maudite au climat pesant, chargée de souvenirs douloureux ?
C'est là qu'elle conduit chaque année sa progéniture, dans une belle-famille qui la déteste. le temps d'un séjour éprouvant (le temps d'une journée plus exactement, où chaque heure qui passe est soigneusement décomptée), Brune nous fait partager ses angoisses de mère, ses doutes et son épuisement, sa lutte de chaque instant pour tenir Hilde et Garnier à l'écart d'un monde qu'elle sait semé d'embûches. À la seconde où son aînée a vu le jour, elle a appris à repérer ces "incertitudes suspendues, planant au-dessus d'elle, qu'elle devrait être prête à esquiver", elle a compris d'instinct qu'il lui faudrait "saisir au vol ses enfants pour leur éviter le vide, leur barrer les chocs."
Et puis il fallu les aider à grandir, se montrer toujours disponible, supporter leurs caprices, leurs colères, leurs disputes, jongler avec des emplois du temps de plus en plus serrés, essayer de répondre à toutes leurs sollicitations, ne jamais préférer l'un à l'autre, les protéger de tout, s'effacer derrière eux, s'oublier...

Voilà sa vie de mère.
Voilà l'équilibre fragile qu'elle s'efforce de maintenir, écartelée en permanence entre deux puits sans fonds : l'amour inconditionnel qu'elle voue à ses enfants et la crainte irrationnelle qu'il ne leur arrive malheur.
Voilà la douloureuse fébrilité qui un jour ou l'autre étreint tous les parents, "l'angoisse absolue d'avoir mis en jeu plus grand que soi, l'angoisse absolue d'avoir tout à perdre".

Quelle vision glaçante de la maternité !
Heureusement ici, la lumière est dans l'écriture, dans ces phrases courtes, fortes, poétiques, qui relèguent presque l'histoire au second plan tant elles monopolisent le plaisir et l'attention. Des phrases qui pulsent comme les battements d'un coeur anxieux, un coeur de mère en souffrance, écrasée par sa charge mentale et le poids des responsabilités, épuisée d'avoir sans cesse à tout mettre tout en oeuvre pour que la vie ne dérape pas, que le pire passe au large et épargne les siens.
Voilà quoi, Aurélie Jeannin a des mots qui me touchent. Qui me touchent vraiment.

En bref, les Bordes est un texte poignant, qui traite en beauté de sujets sensibles et qui nous rappelle, s'il en était besoin, qu'on ne peut pas tout contrôler...
Avec ce deuxième roman (à déconseiller peut-être aux futures mamans ?), celle que l'on commence à qualifier de "nouvelle voix de la littérature française" m'aura à nouveau conquis !
Jamais deux sans trois ?
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