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Critique de Presence


Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre, qui en compte trois. Il comprend les épisodes 1 à 6, initialement parus en 2017, écrits par Matt Kindt, dessinés, encrés et mis en couleurs par Tyler Jenkins, avec un lettrage réalisé par Jim Campbell. Chaque épisode bénéficie d'une couverture principale réalisée par Jenkins, et d'une couverture variante réalisée par Kindt. Ce tome comprend également les couvertures variantes réalisées par Fiona Staples, Ryan Sook, Tula Lotay, Greg Smallwood, Ryan Kelly.

En 1450, dans une région sauvage de ce qui deviendra les États-Unis, au bord d'un lac, un amérindien s'est éloigné du campement avec son tomahawk. Il arrive proche de son canoë, et se retourne en entendant du bruit derrière lui. Il est frappé à la tête par un autre membre de la tribu qui le tue et jette son cadavre dans le lac. Puis ce dernier s'en retourne au campement, s'approche du tipi de défunt et fait comprendre à sa femme qu'elle est sienne maintenant. La nuit est sans pitié pour elle. En 1580 le campement est incendié et il n'en reste rien. En 1650, toute trace de vie humaine a disparu de cet endroit. En 1750, une petite communauté de colons s'installe bâtissant des bâtiments en bois. En 1920, l'église est érigée en dur. En 1950, le lieu bénéficie d'une piste d'atterrissage pour les avions. Au temps présent, Bruce, l'individu qui fat régner la loi dans Grass Kingdom, a chopé un intrus : Lo, un jeune homme de la ville voisine Cargill. Il lui a passé les menottes et l'a fait grimper sur la banquette arrière, comme s'il s'agissait d'un véritable véhicule de police. Il lui fait faire le tour de la ville. Il lui explique qu'il a mis les pieds dans une petite communauté, très soudée, n'acceptant aucune aide gouvernementale, et vivant en autonomie.

Tout en circulant, Bruce salue Shelly, une femme avec un fusil devant sa maison, Archie faisant le guet depuis une terrasse surélevée, puis à Ashur et Pinball qui sont en train de se promener à pied, et enfin à un écrivain en train de taper à la machine, surnommé Hemingway. Enfin, il reconduit Lo à la frontière du territoire de la communauté, et le laisse rejoindre la ville de Gargill à pied. Ashur rend visite à Pike pour lui demander s'il a recommencé à vendre de la bibine à Robert. Pike ne répond pas. Ashur continue son chemin, toujours à pied, jusqu'à la maison de son frère Robert, le responsable de la communauté. Il trouve son frère dans son rocking-chair sur sa véranda, les yeux dans le vague. Robert demande son rapport à Ashur, le prie de s'en aller, et repense au jour où il avait piqué un petit somme au bord du lac, alors qu'il gardait sa fille Rose. Réveillé par sa femme Amber, affolée, lui demandant où était Rose. Cette dernière n'est jamais reparue. Il finit par se rendre compte qu'une femme se tient agenouillée sur la rive du lac, venant de le traverser à la nage. Elle s'appelle Maria.

Boom! Studios est un éditeur de comics indépendant qui dispose d'une gamme étendue de comics pour enfants, et qui publie parfois des récits pour plus grands lecteurs, sortant de l'ordinaire. Avec Grass Kings, le lecteur se lance dans une série terminée en 15 épisodes, réalisée par un scénariste indépendant chevronné (avec des séries comme Mind MGMT et Dept. H) et un jeune dessinateur ayant essentiellement illustré la série Peter Panzerfaust de Kurtis J. Wiebe. Dans un premier temps, le lecteur ne sait pas trop quoi penser de ce que dit la couverture : la représentation d'un élément d'une Amérique profonde et rurale, avec visiblement les traces d'une violence mortelle. En feuilletant rapidement le tome, il découvre un mode de représentation personnel avec des caractéristiques affirmées : des contours tracés avec des traits assez fins, un peu fragiles même, des représentations précises tout en apparaissant très simplifiées, des cases souvent dépourvues d'arrière-plans sans pour autant jamais sembler vides grâce à la mise en couleur à l'aquarelle. La narration visuelle donne à la fois l'impression de dessins mal assurés et d'un fini très élaboré grâce à la mise en couleurs directe.

Le lecteur se lance : le scénariste lui a organisé une visite guidée du Grass Kingdom, grâce à la présentation faite par Bruce au bénéfice de Lo qui visiblement n'avait jamais pénétré dans cette communauté repliée sur elle-même. Il établit ainsi un premier contact avec ses habitants les plus importants, représentés presque comme s'ils étaient croqués sur le vif, avec une économie de traits, tout en étant parfaitement reconnaissables d'une apparition à la suivante. En fait, l'histoire ne débute pas avec ce tour du propriétaire, mais avec un prologue qui revient en 1450 et qui établit qu'il y a déjà eu des actes de violence sur cette terre. Tyler Jenkins épate son choix de la couleur du ciel, par sa capacité à rendre compte de l'étendue de la prairie, par la plausibilité de ce campement d'amérindiens (pourtant représenté sans beaucoup de détails), par la sensation de marcher dans la nature aux côtés de l'amérindien, alors qu'il est impossible d'identifier l'essence des arbres ou des plantes. Alors qu'il n'y a pas de dialogue, le déroulé des événements est instantanément intelligible et le lecteur ressent les émotions des personnages montrés. Matt Kindt a construit chaque épisode avec un prologue de même nature : une séquence dans la même zone, avec un acte de violence à des époques différentes, en 1760, en 1920, en 1917, en 1958, en 490. À chaque fois, en 2, 3 ou 4 pages, Tyler Jenkins évoque la terre et le ciel à grands coups de pinceau, et dépeint une action qui se termine par la mort d'un ou plusieurs individus, de manière plus évocatrice que descriptive. À chaque fois le lecteur est transporté dans une action différente qui lui rappelle que cette région a absorbé du sang humain à plusieurs reprises à travers les siècles.

Après le premier prologue, lecteur découvre une vue du ciel de Grass Kingdom dans un dessin en double page, à nouveau sur la base de formes rapidement tracées, permettant de bien reconnaître les bâtiments, le réservoir d'eau potable, les silos, les enclos pour les animaux de la ferme, les voies carrossables, les alignements d'arbre, les zones boisées, les zones cultivées. S'il cherche à détailler telle ou telle partie de l'illustration, le lecteur se rend compte de la grossièreté des formes ; s'il prend du recul, il voit une vue du ciel totalement convaincante. Matt Kindt prend son temps pour présenter les différentes composantes de son intrigue. le lecteur finit par comprendre que cette communauté vit en autonomie et qu'elle ne reconnaît pas la loi de l'état, même si elle a déjà dû faire une entorse ou deux, nécessité faisant loi, en particulier à l'occasion d'un crime horrible, ou de la disparition de Rose. Il prend conscience que Maria, la nouvelle venue, fournit le prétexte nécessaire à Humbert, le shérif de la ville voisine, pour pénétrer dans la communauté et essayer d'y rétablir la loi des États-Unis. La situation s'envenime, et il ne faut pas longtemps pour que les factions en viennent aux armes. Dans le même temps, le scénariste ne se contente pas de rabâcher des clichés prêts à l'emploi sur les ploucs rêvant de vivre libéré du joug de l'état. Robert n'est pas un responsable de tout repos : il souffre de la culpabilité d'avoir perdu sa fille, ce qui inquiète les habitants de la communauté quant à leur devenir. En face, le shérif Humbert apparaît comme un individu vindicatif et rancunier, tout en veillant à ne pas enfreindre la loi. En outre, Matt Kindt a su rendre son intrigue plus dense en intrigant des rumeurs sur la présence d'un tueur en série à Grass Kingdom.

À chaque séquence, Tyler Jenkins renouvelle son exploit de narration graphique tout en équilibre précaire entre dessins qui mériteraient plus de détails et cases qui mériteraient des arrière-plans, et coloriage qui ne respecte pas les contours, et impressionnisme latent. La narration visuelle est fluide et intéressante, toujours personnelle, avec ces aquarelles qui viennent nourrir la page sans être figuratives. le lecteur se rend petit à petit compte que c'est le choix des couleurs et les tracés de pinceaux qui font la différence entre une mise en couleurs naturaliste, et ce que fait Tyler Jenkins qui apporte des sensations, un ressenti plus affectif. le lecteur s'installerait bien dans un rockingchair, sur la véranda, en silence aux côtés de Bruce pour regarder l'eau calme du lac, et la lumière déclinante. Il ressent l'absence de toute trace de civilisation aux côtés de l'amérindien en 1760, dans un environnement naturel calme et accueillant. Il voit la gêne De Robert qui ne sait plus trop comment se comporter du fait d'une présence féminine dans sa maison. Il regarde les regards et les postures de plus en plus distantes De Robert et de sa femme Amber, dans une page étonnante sans bordure de case, avec 2 colonnes de 5 têtes, celle d'Amber à gauche, celle De Robert à droite, prenant conscience de la disparition de ce qui les unissait. Il voit une coulure de sang imprégner une page alors que le shérif Humbert enquête sur un meurtre. Il assiste à la violence de l'affrontement entre la communauté et la police. Il sourit devant Robert se représentant en preux chevalier, dans une image aussi incongrue que logique.

Ce qui peut attirer le lecteur dans cet ouvrage sont les auteurs (surtout le scénariste qui a une plus longue carrière), l'éditeur, ou encore les images à l'esthétisme éloigné des bandes dessinées traditionnelles et encore plus des comics. Il comprend rapidement de quoi il retourne : une communauté vivant de manière indépendante, avec un chef fragile, et un potentiel meurtrier jamais identifié en son sein. Il se rend compte que le parti pris esthétique de Tyler Jenkins fonctionne à merveille, entre poésie et immersion émotionnelle. Il se prend au jeu de l'intrigue, même si dans ce premier tome, elle suit un chemin encore bien balisé. Il se rend compte que l'histoire s'émancipe de la dichotomie bons/méchants, avec une philosophie de vie pour la communauté de Grass Kingdom, basée sur un refus du consumérisme.
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