Ces hommes n'ont pas mis les pieds dans un bureau d'administration depuis des lustres - sinon, à la rigueur, dans des cabinets ministériels. Le revers de leur veste est fleuri de la Légion d'honneur. Leurs boutons de manchette sortent des écrins de la place Vendôme. Le Who's who leur consacre de longues notices. Ils nous montrent avec insistance qu'ils ne sont pas à leur place sur cette chaise un peu usée.
Certains laissent simplement affleurer un certain désarroi et perdent pied ; la plupart ne peuvent cacher leur morgue. Ce sont des animaux à sang froid, d'une intelligence déliée, passant brutalement d'une douceur convenue, presque mielleuse, à un ton cassant, haineux, implacable. Ils ont perdu l'habitude d'être contredits. A l'aise dans les exposés généraux, ils se troublent face aux détails prosaïques - ceux qui ne trompent pas. Alors, au mieux, ils tentent une négociation bien que nous soyons sur le terrain de la loi et pas du contrat. Au pire, ils perdent leur self-control et confondent le code pénal avec le juge d'instruction chargé de l'appliquer.
Presque aucun d'entre eux ne se risque à reconnaître l'évidence, parfois aussi simple qu'un versement d'argent suspect sur leur compte en banque personnel. Comme si l'argent avait été crédité à leur insu et dépensé par leur main droite sans connexion avec l'hémisphère gauche de leur cerveau. Je comprends peu à peu qu'ils ne voient pas les délits, parce qu'ils évoluent dans un autre monde, physique et mental.
Ces cercles parisiens où se refait le monde sont très restreints ; ils façonnent la réalité à leur désir. Chacun dîne avec chacune, et colporte ce qu’il lui plait d’entendre. Ce sont des sédiments de l’Histoire de France : l’essentiel des élites administratives, politiques, industrielles, financières, médiatiques et intellectuelles se cooptent sur trois quartiers de la capitale. Quelques milliers d’hommes et de femmes de pouvoir se fréquentent et se brassent matin et soir, formant un précipité de réseaux en tout genres et un accélérateur de rumeurs.