Les jours précédents, il s'était contenté, avec ses bêtes, d'une eau boueuse qu'il avait trouvée en creusant le sol avec sa lame, comme il l'avait vu faire. Il n'eut pas besoin d'enfourcher son cheval pour attraper une viscache, justement, puis une belette à la course maladroite. Mais c'est au galop, sur la monture la moins fourbue, qu'il réussit à lancer ses bolas tournoyantes autour des pattes d'un venado, un petit daim dont il but le sang chaud et déchira la chair crue à pleines dents. Trois ans de vie indienne brutale et sauvage avaient eu raison de ses haut-le-cœur de "civilisé".
Les Indiens, lui avait-il appris, ignoraient l'existence du cheval avant qu'au XVIe siècle les Espagnols n'introduisent les premiers exemplaires de l'espèce dans le Nouveau Monde. L'atout majeur des conquistadors avait été, avec l'arquebuse, cet animal terrifiant et hennissant, galopant et s'arrêtant sur ordre. Au début, les habitants premiers du Rio de la Plata avaient réagi comme leurs congénères péruviens et mexicains. Ils s'étaient enfuis, affolés, devant ces monstres à quatre pattes que montaient des hommes casqués, cuirassés et barbus.
Jusque-là, aussi bien dans les pampas que dans les steppes de Patagonie, les aborigènes erraient à pied, le long des cours d'eau, autour des lagunes, chassant, pêchant, cueillant. Mais, avait encore expliqué Don Evaristo, lorsque, après des années d'hésitation, l'Indien se décida à son tour à enfourcher la bête épouvantable, il accomplit le geste qui allait prolonger de trois siècles son destin d'homme libre.
Comment raconter le temps qui ne passe pas, la dissolution de l'identité dans un espace si prodigieux d'immensité que l'existence même de l'homme y apparaît improbable ? Comment raconter le vent, la pluie, le soleil, sur une peau que rien ne protège ? Comment dire l'odeur des chevaux et des chiens, celle, puante, de la graisse de jument, le réconfort de la chaleur animale quand les humains sont hostiles ? Comment avouer le goût de la souille, la jouissance affreuse de se barbariser, la volupté lâche de se laisser aller à la régression ? Comment décrire enfin, sans pleurer de rage, les vexations, les coups, les mille avanies de sa vie de captif, la dissimulation permanente pour simplement survivre ?...