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Critique de Francinemv


Dans Journal inquiet d'Istanbul qui vient de paraître aux Éditions Dargaud, Ersin Karabalut, dessinateur de presse et caricaturiste, rédacteur en chef d'un magazine satirique et auteur de bandes dessinées turc, nous raconte deux histoires : la sienne et celle de son pays, la Turquie. Autobiographie, analyse socio-politique, réflexion sur l'engagement de l'artiste et le rôle de la presse s'entremêlent pour nous livrer un formidable témoignage où la gravité du propos n'exclut ni humour ni autodérision. Une pépite à ne manquer sous aucun prétexte !

ITINÉRAIRE D'UN ENFANT DOUÉ
Né en 1981, le petit Ersin grandit dans une banlieue défavorisée d'Istanbul entre deux parents enseignants laïcs, ouverts à la culture occidentale. Qu'est-ce qui passionne l'enfant ? le dessin. Il faut dire qu'il a sous les yeux l'exemple d'un père qui, le soir, pour boucler ses fins de mois, quitte son habit d'enseignant pour enfiler celui de peintre amateur. de là à s'imaginer que toutes les personnes qu'il croise se penchent sur leur table de dessin une fois rentrés chez eux, il n'y a qu'un pas. Ajoutez à cela que, sur la table du salon, feuilles, crayons, pinceaux lui tendent les bras. Alors, donnant vie à des super-héros de son invention l'homme langue, l'homme grenouille, l'homme cigogne, Ersin se rêve dessinateur.
Oui mais … Ses parents inquiets en raison du contexte politique voient cela d'un mauvais oeil et désirent le voir embrasser un métier moins exposé. Il se résout alors, conformément à leur souhait, à entreprendre des études d'ingénieur sans toutefois renier sa passion et continuer à dessiner et dévorer les journaux satiriques. le jour, où il mettra les pieds à Beyoğlu, quartier de centre ville situé sur la rive européenne du Bosphore, où gravitent artistes et siègent les principaux journaux satiriques, Ersin va se remettre à rêver ...

JOURNAL : UNE AUTOBIOGRAPHIE
Dans le premier opus de cette autobiographie prévue en trois volumes, le caricaturiste, co-fondateur et rédacteur en chef du magazine satirique Uykusuz (« Insomniaque »), qui présente de nombreux points communs avec notre Charlie Hebdo national, raconte sa jeunesse depuis ses 8 ans jusqu'à ses 24 ans au moment où il est devenu un dessinateur connu et reconnu dans son pays. le volume s'achève en 2004 quand Erdoğan fait un procès au journal satirique auquel il collabore pour l'avoir caricaturé en animal.
Contrairement à ses deux précédents albums publiés en France chez Fluide glacial « Contes ordinaires d'une société résignée » et « Jusqu'ici tout allait bien » deux anthologies de courts récits dystopiques, fantastiques et métaphoriques dénonçant les dérives de la société turque que l'on pourrait aisément transposer dans notre société, dans Journal d'Istanbul, l'auteur ancre le récit dans le réel, la seule petite touche de fantastique étant apportée par la présence des héros de son enfance Tintin, Astérix, Superman, le fantôme du Bengale … qui, tels Jiminy Criquet, se penchent sur son épaule lors des périodes de doute.
Il partage avec nous ses espoirs mais également ses faiblesses ce qui ne le rend que plus touchant.

L'INQUIÉTUDE : UNE ANALYSE SOCIO-POLITIQUE
« Un pays complexe, avec des gens désorientés, perdus. Un endroit intéressant, coincé entre l'Ouest et l'Est. Les Turcs sont fatigués et, pour la plupart, sans espoir. La situation économique est très mauvaise. La politique ne marche plus vraiment. Cela pourrait devenir compliqué de vivre là-bas. », ainsi définit-il son pays.
L'autre intérêt de cet ouvrage est de dresser un portrait de la Turquie d'hier et d'aujourd'hui, son islamisation et son glissement de la démocratie d'Atatürk au régime autoritaire d'Erdoğan à travers son vécu et le récit de son père.
Les anecdotes ne sont jamais anodines mais a contrario révélatrices du climat, de la pression qui s'accentue. La tension est palpable tout au long de l'album. L'angoisse atteint son paroxysme lorsqu'il s'aperçoit que des islamistes l'attendent devant chez lui. Il ne saura jamais quelles en étaient les raisons.

LES BANDES DESSINÉES ET LA PRESSE EN TURQUIE
Outre l'histoire et la politique, la lecture de cet opus nous éclaire sur la place de la bande dessinée et la presse satirique en Turquie. le petit Ersin a découvert la bande dessinée franco belge à travers des ouvrages souvent décalqués et dans lesquels, format oblige, on n'hésitait pas à prolonger certaines cases. Étonnant ! La bd était très prisée dans les cours de récréation mais là aussi il y a de quoi être surpris.

UN DESSINATEUR INVENTIF
Quand j'ai découvert les magazines satiriques turcs, je suis tombé amoureux du style de vie qu'ils véhiculent et de l'enthousiasme qu'ils suscitent quand on prend l'habitude de les suivre.
L'auteur qui a grandi avec Tintin et Obélix, a découvert les comics underground américains, et s'est plongé avec délectation dans les magazines satiriques turcs. Cette triple influence se retrouve dans ses dessins.
Son identité graphique s'exprime à travers le mélange des styles qu'il utilise. Et ici, mêlant caricature et réalisme, il va exploiter toute l'étendue de sa palette graphique.
Pour les enfants, grands yeux, petits nez, têtes rondes, le trait est simplifié. Les adultes de son entourage sont croqués dans un style semi-réaliste. Quant aux personnages historiques et hommes politiques, tels Mustafa Kemal Atatürk, ils semblent tout droit sortis d'une gravure à la précision photographique. Les différents quartiers d'Istanbul, les bâtiments sont quant à eux minutieusement reconstitués.
Mais surtout, ce qui rend le graphisme d'Ersin Karabut si vivant, c'est l'extrême expressivité de son trait et son aptitude à faire jaillir les émotions, à travers notamment ses personnages aux yeux un peu globuleux, le tout renforcé par la forme des cases et l'utilisation de couleur subjective.

Journal inquiet d'Istanbul est un témoignage passionnant, courageux et émouvant et néanmoins truffé d'humour sur lui-même et la Turquie d'hier et d'aujourd'hui. Défenseur de la liberté d'expression et de la presse, son auteur nous rappelle que rien n'est acquis et qu'il nous faut rester vigilants. Aussi laissons lui le mot de la fin :
« Encore aujourd'hui, le fait que mon dessin soit politique n'est pas ma première préoccupation, mais je crois fermement que, quand on a quelque chose à dire, il faut le dire, quel qu'en soit le moyen. Je vois la BD comme un moyen de communication. Et raconter une histoire en BD est le meilleur moyen d'expression, le plus efficace en tout cas, que j'aie trouvé, en tant qu'être humain. »

Retrouvez la chronique augmentée sur le site "Bulles de Dupondt"
Lien : https://bulles2dupondt.fr/20..
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