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Critique de jovidalens


En 1830, l'Islande est danoise.
Deux meurtres sauvages ont eu lieu. La population est d'autant plus horrifiée, que l'une des deux victimes est une sorte de médecin-herboriste, très charismatique. La police et la justice veulent faire un exemple. Les trois accusés sont condamnés à la peine de mort par décapitation. Pour exécuter le jugement, il faut attendre la confirmation par Copenhague, organiser l'exécution (choisir le lieu, trouver le bourreau, faire fabriquer la hache) et héberger les condamnés. Pas de prison à l'époque en Islande. Il a été donc décidé que chaque condamné sera déplacé dans une famille de fermiers et surtout accompagné par un révérend qui les visitera régulièrement, les sermonnera pour mieux les préparer à leur fin. Pas de frais de garde : pas de possibilité de s'enfuir car le climat est hostile et tous les paysans se connaissent. C'est une bonne affaire pour la ferme qui pourra faire travailler le condamné et recevra même un petit subside. le travail est harassant et le pays est pauvre, miséreux.

Quand le roman commence, seule une femme reste à croupir au fond d'un réduit, ayant refusé le Révérend qui lui était alloué. Elle a exercé le seul droit qui lui reste et a choisit un tout jeune révérend pour l'accompagner vers son supplice. Première caractéristique d'Agnès : réduite à l'état de bête, fermée sur son silence « Je suis résolue à me fermer au monde. » mais qui choisit.
Elle arrive à la nuit tombée, dans une ferme pauvre , au sein d'une famille unie horrifiée et tétanisée par la peur face au monstre que tous voient en elle. Elle est d'une saleté repoussante et c'est la maîtresse de maison qui va la décrotter, la décrasser, sorte de « baptême » la ré-introduisant dans le monde des humains. Or le monde des humains est celui de la parole. On sait dès lors que le sujet de ce livre est la parole d'Agnès.

La ferme est faite de tourbe et les habitants ne peuvent se réunir que dans une seule salle, à la fois séjour et dortoir. Quand le révérend viendra accomplir sa mission auprès d'Agnès, c'est dans cette pièce qu'ils échangeront, discuterons. Même en s'isolant dans un coin, les autres entendront, écouteront.
Et c'est ce récit que nous suivons : quand Agnès raconte sa vie, son cheminement, quand elle s'investit dans son travail et y trouve un plaisir, quand elle s'investit dans cette famille, dans ce voisinage par son savoir et sa personnalité, et s'y fait accepter, respecter.
A la vérité du procès, va se substituer, peu à peu, une autre vérité : celle d'Agnès.

Hannah Kent a vécu en Islande, parle islandais et est complètement sous le charme de ce pays. Elle a envie d'évoquer la beauté de ses paysages, la poésie de sa culture, cette vie sociale où le silence est celui de la réflexion, pas de l'indifférence. Il y a cette qualité de silence dans « Le Festin de Babette » .
Devant le cadre exceptionnel de cette île, c'est à se demander si ces vents furieux, ces tempêtes de neige, ce froid, ce givre qui s'immisce même dans les lits, ces bois flottés rejetés rageusement par les flots, si tous ces éléments ne façonnent pas les habitants dans leur vulnérabilité et leur austérité. Il y a quelque chose des « Hauts de Hurlevent » dans ce récit.

Le déclencheur à ce roman, c'est le fait réel du meurtre d'Illugustadir, et la raison de ce roman cette Agnès représentée comme un stéréotype de femme monstrueuse, l'équivalent de Landru dans notre imaginaire. Hannah Kent est allée à la découverte de cette femme, à percé l'image de sorcière qui colle au nom d'Agnès Magnusdottir ; elle lui a redonné une réalité, a réalisé un fabuleux cheminement pour reconstituer plausiblement sa vie et donner un autre éclairage de sa personnalité. Agnès est une femme aguerrie, caustique, bien instruite du dogme chrétien et de la culture islandaise. Si elle choisit ce tout jeune révérend, c'est parce qu'elle l'a déjà rencontré et reconnu en lui de la magnanimité, c'est aussi parce qu'il écoutera plus qu'il ne sermonnera. Manipulatrice ? Sans aucun doute : un de ses traits sombres, qui lui confère encore plus d'humanité . Adresse de l'auteure qui en même temps suggère qu'il ne lui était pas possible d'être autrement dans cette situation de femme seule, sans protection aucune, pas même celle d'une famille.
A côté d'elle, deux autres portraits de femme : Margret, la maîtresse de la ferme qui l'héberge et Rosa la poétesse. Agnès a toutes les capacités d'une bonne fermière et comme Rosa, qu'elle qualifie de son amie, elle-aussi à ce don de poésie. Bien que non dit clairement, elle à qui Natan avait promis ce poste d'intendante à Illugustadir et qui l'en a flouée, elle qui s'est vue préférer Rosa par Natan, l'homme qu'elle aimait, elle qui se retrouve à épauler Margret, n'éprouve-t-elle pas une sorte d'amertume ? Son attitude est toujours digne, sans soumission et à l'intérieur, elle s'exprime avec une émotion à fleur de peau. C'est cette dualité de sentiments, juste suggérée par l'auteure, qui nous la rend profondément humaine.

Hannah Kent par ce récit, nous fait découvrir un autre « personnage » de second rôle : l'organisation de la Religion, véritable terreau spirituel de la vie sociale. Les Révérends allaient de fermes en fermes pour exercer leur sacerdoce, mais aussi recenser la population, suivre les déplacements des ouvriers, éduquer les populations. Sachant lire, les sagas aussi participaient à l'éducation, à la spiritualité. Les religieux assuraient également - et bien chichement compte tenu de la misère du pays et du nombre d'indigents, d'enfants abandonnés - ce que nous appellerions aujourd'hui l'assistance sociale. Fonder une famille n'était pas facile pour les journaliers, alors comme Agnès, son frère et sa soeur, des petits de six ans ou moins étaient abandonnés aux bons soins de la Paroisse, comme au coin d'un congère, qui apprendrons vite que la pitance se gagne à tout âge, qu'il faut aller d'un lieu à un autre et que la nourriture n'est fourni que s'il y en a . C'est comme cela qu'Agnès a été formée, éduquée : au hasard de ses séjours dans les fermes, celles de cette vallée, surveillée d'un peu loin par les révérends. Et la dernière ferme où elle arrive et celle où elle a vécue son enfance ; étrange boucle !

Personnellement, dans ce roman j'ai plus entendu un portrait de femme, éclairé par le contexte de la société dans laquelle elle vit plutôt qu'un plaidoyer contre la peine de mort. Il y a de la mansuétude et du respect dans le fait de ré-introduire ces condamnés dans la vie des fermes en les accompagnant spirituellement. Certes l'échéance est brutale et inéluctable, mais l'est-elle moins du fond d'une geôle ? Sur ce sujet, décapitation ou guillotine c'est toujours « couper un être vivant en deux » et en Islande, ce dernier barbarisme a eu lieu en 1830.

La technique d'Hanna Kent est totalement maîtrisée (elle donne des cours d'écriture et est cofondatrice d'une revue littéraire). le roman suit une chronologie, ponctuée par les textes officiels, et les différentes voix qui se mêlent. Même si j'apprécie cette technicité, le travail d'investigation minutieux effectué, c'est le style de cette auteure qui m'a complètement enthousiasmée, surtout pour ses envolées lyriques quand Agnès décrit ses émotions, son ressenti, ou dans la description de la nature et des paysages islandais. J'espère une autre oeuvre de cette auteure où elle laissera plus de place à son lyrisme...
Comme certain le chante : « Tout est bon chez elle, y a rien à jeter ... »

Belle découverte d'une auteure pleine de promesses grâce aux Editions Presses de la Cité, et pour moi, grâce à la Masse Critique de Babelio. Merci à eux.
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