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Critique de JustAWord


Tenter de comprendre une fiction sans s'intéresser aux idées et à la vie de celui ou celle qui la crée relève de la gageure.
Pour la publication d'Un pays de fantômes chez Argyll, il semble indispensable de s'intéresser d'abord à son autrice : Margaret Killjoy.
Autrice transgenre et anarchiste revendiquée, Margaret Killjoy vit dans une communauté « autonome » des Appalaches, région montagneuse de l'Est des États-Unis. À la fois romancière et musicienne (au sein du groupe de Black Metal Feminazgûl), elle tient également un podcast survivaliste répondant au doux nom de Live Like the World Is Dying.
Un curriculum vitae qui en dit long sur les idées politiques et l'implication de Margaret Killjoy lorsqu'elle en vient à prendre la plume.
… Et ça tombe bien puisque c'est avec sa fantasy (forcément) anarchiste que débute sa publication dans l'Hexagone !

Un pays de fantômes ne perd pas de temps.
Il ne peut d'ailleurs pas se le permettre au vu de son nombre congru de pages. Narré par Dimos Horacki, journaliste pour la « Gazette de Borol », le roman nous emmène à la rencontre d'un peuple farouchement indépendant, celui de Hron. Envoyé par son Roi pour servir la propagande d'État de l'empire borolien, Dimos va vite s'apercevoir que l'armée de l'impitoyable général Dolan Wilder n'a rien de glorieuse. Au contraire : elle tue, brûle, torture et mutile quiconque se met en travers de son chemin. Dégoûté par les siens, notre journaliste est finalement fait prisonnier par un groupe de miliciens mené par Sorros et Nola. Au sein de cette Compagnie Libre de l'Andromède bleue, Dimos va parcourir Hron, découvrir ses us et coutumes et nouer des liens d'amour et d'amitié. Malheureusement, la Borolie n'a pas dit son dernier mot et la situation semble désespérée pour cette utopie perdue dans les montagnes…
Le mot est donc lâché : utopie.
À l'heure où la dystopie a le vent en poupe au sein de l'imaginaire, Margaret Killjoy tente de créer un univers fantasy en décalage avec les poncifs pessimistes habituels.
Si le roman commence par une plongée dans un corps d'armée borolien, avec toute la violence et la barbarie que cela suppose, il se tourne vite vers l'exploration de la vie en Hron une fois Dimos passé de l'autre côté du miroir.
On ne sera guère surpris de voir que l'utopie de Margaret Killjoy n'est pas autre qu'une mise en application de l'anarchie à l'échelle d'un pays complet. Enfin, si le mot « pays » a encore un sens dans cette optique.
Mais plutôt que de transformer son récit en un essai barbant et forcément attendu, l'américaine choisit de l'enchâsser dans le récit d'une résistance, celle du pays de Hron, face à une puissance étrangère impérialiste, la Borolie.
Il en résulte une aventure crédible où l'on s'attache aux personnages et où l'on espère avec eux. En somme, Un pays de fantômes parvient à être littéraire avant d'être politique.

Pour bien comprendre ce qu'est Un pays de fantômes, il faut savoir qu'il s'agit d'une fantasy dénuée de tout type de magie, d'évènements fantastiques et autres créatures surnaturelles. Une fantasy qui préfère le pistolet, la mitrailleuse et le gilet d'argile pare-balles aux épées et cottes de mailles.
Sur ce fond hard fantasy dans la droite lignée des Récits du Demi-Loup de Chloé Chevalier, l'autrice américaine déploie son idée de l'utopie en la faisant vivre à travers la camaraderie des uns et des autres, en confrontant le point de vue d'un étranger (Dimos) aux habitants d'Hron, civils ou combattants. Ainsi, il s'agit de comprendre l'anarchie à hauteur d'hommes en tentant d'en expliquer les rouages et les motivations, les failles et les avantages. La force du récit de Margaret Killjoy, c'est qu'il n'est pas là pour imposer une idée mais pour l'exposer… tout en laissant de véritables enjeux derrière, à savoir la liberté du peuple Hron et le combat pour sa survie pure et simple.
En choisissant un journaliste comme narrateur, Margaret Killjoy fait coup double : elle permet à la fois d'avoir l'avis d'un étranger sur une société différente de la sienne et d'insister sur le rôle fondamental du journalisme pour rendre compte du réel envers et contre tout. On pense parfois aux Jardins Statuaires de Jacques Abeille, avec pour point commun de porter un regard extérieur sur une société nouvelle pour son héros-narrateur afin de mieux la comprendre (et de la critiquer).
Malgré sa bienveillance évidente envers l'utopie anarchiste représentée par Hron, Margaret Killjoy en teste aussi les limites notamment avec Karak, société de bannis et d'anti-sociaux qui ont constitué leur propre cité en réaction à leur ostracisation d'Hron.
Ce qui marque cependant dans le récit de l'américaine, c'est la volonté de livrer quelque chose de singulièrement différent, une tentative de société dans laquelle le mot liberté prend tout son sens. Où l'on décide de tout collectivement, où l'on prend ses responsabilités vis-à-vis de soi et des autres, où l'on s'attache à l'indépendance plutôt qu'à la soumission.
Et mine de rien, aussi naïve qu'elle puisse paraître parfois, cette utopie fait du bien au lecteur. Elle incite à repenser nos acquis et à s'interroger sur nos valeurs tout en délivrant un message sur le caractère belliqueux des empires, sur la vision conquérante d'un système fondamentalement oppressant où l'être humain finit seul, abandonné, isolé, négligé. La lutte des miliciens d'Hron rappelle les combats désespérés des peuples à travers L Histoire pour conserver leur mode de vie face à l'envahisseur. On pense aux amérindiens, aux africains et, plus généralement, à tous les peuples agressés par des empires expansionnistes à travers l'histoire.
Un pays de fantômes est tout autant un roman d'ouverture et de découverte qu'une ode à la résistance et à la révolte. Margaret Killjoy comprend que l'utopie ne veut pas dire pacifisme et que la violence reste parfois nécessaire pour assurer sa propre survie. Pas étonnant de retrouver l'auteur d'Un Enfant de Poussière, un certain Patrick K. Dewdney, à la préface…

On pourrait croire arrivé ici que la lecture d'Un pays de fantômes relève plus du tract politique qu'autre chose. Il n'en est pourtant rien.
Comme nous l'avons mentionné plus haut, Margaret Killjoy a l'intelligence de construire des personnages émouvants, du milicien Sorros à la générale Nola en passant par le jeune Grem et le révolutionnaire Vyn.
Les relations qui se tissent entre eux et le narrateur, Dimos, permettent au récit d'en devenir touchant et tragique, redonnant à la fiction sa place principale pour toucher le lecteur tout en l'interrogeant.
C'est par la lutte désespérée du David hronien face à l'écrasant Goliath borolien que le roman trouve toute sa force. Il parvient ainsi à justifier son propos politique qui, de ce fait, n'apparaît plus comme un prétexte mais comme un moteur de l'intrigue.
Il en résulte une histoire où l'on espère et où l'on croit, même l'espace d'un instant, que cette utopie anarchiste soit possible. C'est forcément, en soi, une sacrée réussite.

Roman hautement politique mais aussi et surtout éminemment humain, Un pays de fantômes s'aventure sur le terrain de l'utopie pour s'interroger sur les limites notre société de lois et d'ordre. Margaret Killjoy écrit la résistance et l'existence, et c'est finalement le lecteur qui est conquis à la fin.
Lien : https://justaword.fr/un-pays..
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