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Critique de berni_29


Cher Monsieur Stephen King,

Tout d'abord je tiens à vous présenter mes plus humbles excuses. Longtemps je me suis couché de bonne heure en vous considérant un peu comme un écrivain relevant de la littérature de gare. J'ai toujours souri à cette expression bizarre que je devine bien sûr plutôt condescendante voire méprisante de la part de certains lecteurs intellectuels. Certes, les gares évoquent pour moi la féérie des voyages improbables. Et certaines gares sont de véritables monuments historiques : la gare de Porto par exemple avec ses magnifiques azulejos, la gare de Perpignan visitée par Salvador Dali, la gare d'Anvers, la gare de Chhatrapati Shivaji à Bombay... Je n'ose évoquer celle d'Obiralovka et l'image de cette chère Anna Karénine dans cette ultime gare...
Mais je m'égare...
Sottement, je pensais un peu cela jusqu'à ce qu'un papillon se pose un jour sur mon épaule, histoire de me faire de l'effet. C'était une invitation en bonne et due forme pour que je lise 22/11/63. J'ai retenu poliment ma joie à cette idée, je suis d'une nature peu expansive, et je vous avoue un peu honteusement que ce choix m'a un peu aidé à contenir toute expression délurée.
Cher Monsieur Stephen King, vous n'êtes pas présent, - du moins pas encore, dans mon Panthéon littéraire, et quand j'ai vu la taille de l'exemplaire que je venais d'emprunter auprès de ma médiathèque préférée, - 934 pages ça impose, j'ai senti le sol trembler sous mes pieds, je me suis accroché à ce que j'ai pu trouver sous la main, - pas une pile de livres elle serait tombée, non un vulgaire kiosque d'accueil. Les bibliothécaires sont accourues à mon secours, affolées. Ça va, Bernard ? Reprenant mes esprits, je les ai rassurées du mieux que j'ai pu en précisant qu'elles ne me verraient pas durant un certain temps... J'ai senti une tristesse se dessiner sur leurs visages, c'est dur le métier de bibliothécaires...
Cher Monsieur Stephen King, il existe des romans de 150 pages qui sont d'une langueur éprouvante et épouvantable. Chaque soir, je suis venu à votre livre avec la même joie débridée que Jake Epping se glissant dans cette faille temporelle qui le ramenait en 1958, quelques cinquante ans plus tôt...
22 novembre 1963. L'événement lié à cette date fatidique ne vous aura pas échappé. Elle scelle un événement majeur de l'histoire des États-Unis, l'assassinat de John F. Kennedy à Dallas.
22 novembre 1963, j'avais un an et cinq mois... Mais brusquement je n'avais plus un an, grâce à vous, Cher Monsieur Stephen King. J'avais vingt ans, j'avais trente ans, j'avais votre âge, j'avais mon âge... J'existais dans cette faille temporelle que je venais de franchir à mon tour...
J'avais bien compris l'intrigue : remonter le temps et tenter d'inverser le cours des choses, les petites choses, les grandes choses, si on peut considérer que dans ce fil du destin la vie d'un certain John F. Kennedy compte plus qu'un Jojo La Bidule, qu'un Dodo La Saumure, qu'une Gisèle, qu'un Jean-Jacques ou qu'une certaine Sadie Dunhill...
Ah, tiens ! Sadie Dunhill...
Inverser le cours des choses, torturer ce passé infernal, inexorable, le fatiguer. Nous y avons tous rêvé.
Empêcher que le 22 novembre 1963 devienne une date majeure dans l'histoire des États-Unis.
Cher Monsieur Stephen King, chaque soir, j'ouvrais les pages et j'avais l'impression de frotter une sorte de lampe d'Aladin et je me plongeais alors dans le monde tourbillonnant des personnages de ce récit. Je me suis aperçu peu à peu que ce livre représentait pour moi une sorte de talisman, me protégeant du reste du monde. Je ne lisais plus l'histoire, j'étais dans l'histoire, aux côtés des personnages, j'étais dans la turbulence des années 60, là-bas voyageant entre le Maine et le Texas, dans cette Amérique rude et attachante, avec l'insouciance de la jeunesse, la légèreté d'un tourbillon qui vous enivre, mais aussi la tension liée à ce tumulte social, politique, géopolitique, la haine, la ségrégation, toutes ces minorités dont les droits étaient bafoués piétinés, et puis aussi les espérances qui se forgeaient pour construire un monde meilleur... L'Amérique a-t-elle changé pour de bon, changera-t-elle un jour ? Il faudrait une autre faille temporelle pour me projeter en 2063, mais là c'est une autre affaire.
Brusquement cette histoire totalement insensée, non seulement devenait crédible à mes yeux, mais était la seule vérité, la seule à mes yeux...
J'ouvrais les pages et mes pas brusquement se retrouvaient sur cette première marche d'un escalier invisible, enfouie sous le sable, qu'il fallait chercher, qu'il fallait trouver. Oui chercher cette première marche à travers les pages du livre, chaque soir, c'était le miracle accompli, le nirvana, le geste magique qui me délivrait de la torpeur des jours ordinaires...
Est-ce alors qu'on lit pour fuir la vie ? Ou pour regarder celle-ci droit dans les yeux ? Ou bien pour recommencer autre chose ?
Remède à la mélancolie, remède à l'indifférence, remède aux rebuffades de la vie...
Je sais que les livres ont un pouvoir, un pouvoir magique, une magie que je ne trouve nulle part ailleurs en dehors bien sûr de ma vie personnelle cela va de soi, je sais que les livres m'offrent ce don de devenir magicien à mon tour, m'accordant ce pouvoir.
Et c'est peut-être cela qui est vertigineux, abyssal...
Cher Monsieur Stephen King, j'ai retrouvé ce pouvoir magique dans vos pages, j'ai été épris de ce vertige, grâce à vous, l'écrivain populaire, ha haha ! - pardon c'est un rire nerveux...
930 pages, c'est un temps qui s'étire, longuement, un bonheur incommensurable à l'heure du tweet, du sms, des phrases prémâchées...
J'aime ce temps que vous savez inventer à merveille, où les morts parlent aux vivants, où les morts redeviennent vivants le temps de leur donner un nouvelle chance...
Cher Monsieur Stephen King, lire 22/11/63 m'a ébranlé dans mes certitudes de lecteur. Il est difficile de qualifier votre roman. Uchronie ? Roman fantastique ? Thriller historique ? Et si c'était avant tout un roman d'amour...
Un roman d'amour au sens large, un roman où l'on s'éprend de personnages attachants, où l'on s'éprend de l'humanité qui porte ce récit. J'ai aimé votre humanité qui dénonce l'hypocrisie d'une Amérique puritaine qui finalement est complice et nourrit toute cette violence sous-jacente qui traverse ces 930 pages. J'ai comme le sentiment que cette humanité est en vous, vous porte...
Cher Monsieur Stephen King, je dois vous avouer, je vous en veux un peu... Je crois bien que j'ai fini par tomber amoureux de Sadie Dunhill, à cause de vous. Enfin, tout de même il ne fallait pas me la présenter cette fameuse Sadie... J'ai eu l'impression de danser avec elle le madison. J'ai eu l'impression de la serrer dans mes bras, de sentir son coeur battre contre le mien... Mais elle était l'amour de Jake Epping et pour rien au monde je n'aurais trahi un ami. Alors elle devenait elle aussi une amie, une complice, une frangine... Celle qui me tenait la main quand je lisais, par-delà les années qui nous séparaient... Je sais bien qu'elle était là toute proche de moi, je sentais même son parfum...
On s'était dit elle et moi qu'on se ressemblait, on avait tous deux une cicatrice qui traversait le visage. Moi c'était à cause d'un accident de voiture à l'âge de onze ans... Elle, c'était... C'est alors qu'elle a posé un doigt en travers de mes lèvres. Ne leur raconte pas tout, c'est notre secret...
Je me souviens alors de la dernière fois où nous nous sommes vus... J'abordais les dernières pages du livre et j'avais le coeur qui se resserrait en moi, j'avais le souffle court, je me demandais si je n'allais pas faire de nouveau une crise d'asthme... Ils étaient là tous les deux et je voulais me retirer sur la pointe des pieds, tout doucement, sans faire de bruit...
J'étais en train de revenir à la surface de l'onde, remonter le cours des pages, sortir du livre par cet endroit magique où j'étais entré, elle m'a pris par la main... J'ai senti cette main affectueuse sur ma main, elle a déposé un baiser d'amie sur ma joue gauche en feu, celle de ma cicatrice... Je suis remonté à la recherche du fameux escalier, tâtonnant vers la fameuse marche, je me suis retourné une fois encore, il y avait une séparation entre nous, un chemin devenu vertigineux, comme celui d'Orphée lâchant la main d'Eurydice, la regardant une dernière fois...
Cher Monsieur Stephen King, votre écriture n'a peut-être rien d'extraordinaire, - quoique, nous pourrions en discuter... Quel talent formidable de conteur vous avez pour m'avoir tenu en haleine à chaque page, m'avoir embarqué dans cette histoire ! Je vous en veux de m'avoir fait croire que tout ceci était vrai comme si j'y étais.
Après la dernière page lue, je me suis endormi et je ne saurais dire si j'étais serein ou énervé. Toujours est-il que j'ai eu droit à un vif reproche de mon épouse le lendemain matin, me posant moultes questions au sujet de cette trace de rouge à lèvres que j'avais sur la joue presque encore en feu, marquée comme un dernier baiser du passé datant de soixante ans, mon âge...
Je me suis réfugié dans la salle de bain pour effacer l'outrage. Je vous avoue être resté là longtemps, enfermé. Jamais je n'ai traîné autant dans une salle de bain... Je n'avais pas remarqué ce papillon qui venait à cet instant de quitter mon épaule pour d'autres voyages. Quel effet !
Cher Monsieur Stephen King, je vous remercie pour l'émotion que vous m'avez transmise. Si ce don appartient à la littérature populaire, croyez-moi que j'y souscris totalement.

Je remercie mes amis pour m'avoir entraîné dans cette belle aventure, d'abord Doriane qui connaît admirablement l'oeuvre de S. King et qui nous a généreusement proposé cette invitation. Sont alors venus dans cette farandole commune : Chrystèle, Hélène, Nicola, Paul, Sandrine, qui furent de merveilleux compagnons de lecture...

♫ Love me tender
Love me sweet ♬
♫ Never let me go
You have made my life complete ♬
And I love you so ♩ ♩ ♩
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