Décidément, je vais m'atteler à lire tout ce que
Barbara Kingsolver a écrit…
Les yeux dans les arbres est un roman magnifique, ambitieux, profond, intense, tragique, parfois révoltant, et en plus, comme un cadeau, plein d'humour et de dérision. L'autrice, après un avant-propos en forme de mise au point (les personnages sont fictifs, mais le Congo belge présenté ici est bien réel) puis de remerciements, divise son récit en sept livres, dont les titres, sauf le dernier, s'inspirent de la Bible. Et pour cause… Nous allons suivre l'installation puis le quotidien de Nathan Price, pasteur baptiste américain obtus et fanatique, de sa femme et de ses quatre filles dans un minuscule village congolais, Kilanga, en 1959, juste avant l'indépendance.
Barbara Kingsolver donne la parole aux cinq femmes. Les cinq premiers livres sont construits de la même manière. Orleana, la mère, installée en Géorgie, se remémore ses années africaines sans que le lecteur puisse situer la date de son retour aux Etats-Unis. Les récits de chacune des filles lui succèdent, pas toujours dans le même ordre, avec une ou plusieurs interventions. On entendra Rachel, 15 ans en 1959, aux cheveux et aux cils presque blancs, futile, soucieuse de son apparence, débrouillarde et, comparativement à ses soeurs, limitée intellectuellement. Les jumelles, Leah et Adah, 14 ans, que leur institutrice américaine juge surdouées, se révèlent toutes deux passionnantes. Elles ont développé une relation ambiguë, où se mêlent amour, culpabilité, rivalité, envie et jalousie, essentiellement à cause de l'hémiplégie d'Adah. Ruth-May, 5 ans, particulièrement éveillée, s'intéresse à tout ce qui l'entoure et sera la première à développer des relations avec les Congolais. Et le père… Eh bien, le père est un authentique cinglé, un de ces fous de Dieu incapable de la moindre ouverture d'esprit, insensible à tout ce qui n'est pas sa religion, prêt à tout sacrifier par aveuglement, pour arriver à ses fins, à savoir baptiser le plus d'enfants qu'il lui sera possible, envers et contre tout.
***
Si la plus grande partie du roman se déroule entre 1959 et 1961, le dernier tiers nous présente l'évolution de cette famille, épisodiquement, entre 1962 et 1998, l'année qui suit l'assassinat de Mobutu. Les récits d'Orleana contiennent souvent des indices qui m'ont servi d'incitations à accélérer ma lecture :
on apprend assez rapidement qu'une des filles va mourir, sans qu'on sache laquelle ; on comprend aussi que la démobilisation du père n'a pas été aussi glorieuse qu'il le laisse entendre, mais il faudra longtemps avant que soit révélé ce qui le ronge. Au cours des récits de chacune des femmes, la présence du père s'atténue et sa toute-puissance diminue. Ses erreurs répétées lui font perdre de la crédibilité, comme les conflits incessants qu'il entretient avec le chef du village par orgueil et étroitesse d'esprit. Et puis, les filles mûrissent, deviennent plus lucides, constatent que tous les pasteurs n'ont pas le comportement de leur père, et elles en arrivent à le juger. le rythme du roman ralentit paradoxalement au milieu du récit, quand certaines choses basculent, mais on en comprend vite la nécessité.
Barbara Kingsolver dénonce ici deux impérialismes : le colonialisme et le fanatisme religieux. Bien sûr, le racisme sous toutes ses formes habite les relations avec les Congolais. Il peut se traduire par l'indifférence, la condescendance, le mépris, la violence, etc. J'ai adoré ces cinq voix si différentes qui m'ont entraînée dans la tourmente de l'indépendance de ce Congo belge en train de devenir Zaïre, dans l'histoire de l'abominable assassinat de Lumumba, dans les révélations des exactions et de l'insatiable cupidité de Mobutu, dans le désastre de cette Afrique dont nous continuons à piller les richesses. Un grand roman !