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Critique de Dandine


D'abord et avant tout un constat: Sablier est le plus ardu, le plus enigmatique des livres de Kis que j'ai lus. Je dois donc envoyer un message clair pour assurer mes arrieres: vous tous, a qui j'ai conseille de lire Danilo Kis et qui, pour me faire plasir ou me faire taire avez place ses livres sous les combles, dans cet espace bien garde et oublie de tous que vous appelez pense-bete, laissez-le la pour un temps! Surtout ne commencez pas votre immersion dans l'univers litteraire de Kis par ce livre!


Bon, je me calme. Sablier est une grande oeuvre. Une fois sa lecture finie je crois pouvoir l'affirmer. Mais combien m'y suis-je perdu et combien de fois j'ai ete tente de lire en diagonale. Combien de fois j'ai failli fermer le livre, me promettant de le continuer plus tard (la banale excuse pour farder l'abandon, pour adoucir l'amer gout de la capitulation). Combien de fois me suis-je dit, rageur, que c'est le livre qui doit meriter son lecteur et non le contraire, quoi qu'en disent certains beats imbus d'eux-memes. Ce n'est que passe le mitan que j'ai pu continuer sans grincer des dents. Et vers la fin, oui, enfin, j'ai ete gagne par l'emotion, oui, submerge, oui, et je me suis dit, oui, c'est une grande oeuvre.


Je vais a l'essentiel. Sablier complete la trilogie “Le cirque de famille”, centree sur le personnage du pere. Mais si dans les deux premiers titres, “Chagrins precoces” et “Jardin, cendre”, ce pere est absent et c'est son fils qui raconte, ici le pere est omnipresent. Certains chapitres racontent ses faits et gestes, mais dans beaucoup d'autres c'est lui-meme qui repond a des interrogatoires, qui crayonne des notes eparses sur toutes sortes de papiers, et a la fin c'est lui qui ecrit, directement, une longue lettre. le fils a fini par ceder la parole au pere, ultime hommage.


Du point de vue du style, Sablier differe des autres livres de la trilogie. Chagrins precoces etait compose de contes au ton lyrique, ecrits depuis la perspective ingenue d'un gosse. Jardin, cendre etait une evocation proustienne de l'enfance, ou le narrateur se dedoublait en enfant et en adulte. Dans Sablier le ton lyrique disparait, laissant place a des documents de tout ordre, interrogatoires juridiques (ou policiers? En fait on ne sait pas qui interroge, ni pourquoi), notes eparses (intitulees: notes d'un fou), souvenirs, anecdotes, recits hallucines de voyages, de persecutions, de violences, lettres (j'ai compris que la derniere lettre du pere est un document veridique). Cela passe rapidement d'une secheresse morne au pathetique, et vice-versa. Proust a ete remplace par Doblin, voire par Joyce.


Malgre les complications stylistiques, ou grace a elles, le pere devient un homme en chair et en os, qui se debat dans la penurie que la deuxieme guerre mondiale a instauree; qui se dispute avec des membres de sa famille qui le lesent, qui ne comprend pas et essaye de se derober a la persecution (parce que juif) des nouveaux regimes en Hongrie et dans les Balkans. Un homme bizarre (fou? Il a passe plusieurs internements en asile), accable, rompu, mais jamais decourage. Un homme qui rend compte de sa vie, et avant de partir, regle ses comptes avec son entourage.


A travers ce pere, apparaissent les themes que je crois fondamentaux pour Kis: les circonstances sociales de l'Europe dechiree par la guerre; une reflexion sur la foi des hommes, leurs croyances, leurs ideaux, leurs dogmes, appuyee par des citations (ironiques?) de textes bibliques et talmudiques; une reflexion sur la mort, sur la force et la valeur de la vie. Et a travers les interrogatoires de ce pere, ou il detaille longuement les metiers, les affaires, les modes de vie de nombreux juifs qu'il a frequentes (ils ne sont pas toujours, ou presque jamais, signales comme juifs, mais leurs patronymes sont eloquents), une elegie sur un monde disparu, celui des juifs du centre et de l'est de l'Europe.


Le livre finit avec la lettre du pere. Apres sa signature il y a un P.S., que je ne sais si attribuer au pere ou a Danilo Kis: “Mieux vaut se trouver parmi les persecutes que parmi les persecuteurs (Talmud, Bava Kama)”. Il me faudra le mediter abondamment. Si c'est un rajout de Kis c'est peut-etre le jugement definitif qu'il aura porte sur son pere: son absolution misericordieuse. Si c'est du pere, il aura franchi le portail d'Auschwitz en vainqueur.


Complexe comme la vie, tourmentee comme son auteur, une grande oeuvre. Dure a saisir. Dure a avaler. de celles qui incitent a diverses interpretations. Il faut croire qu'elle m'a marque. Elle m'accompagnera longtemps.
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