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Critique de Aaliz


Je vous laisse deviner quel mot m'a échappé des lèvres lorsque, en tournant la première page d'Un homme amoureux, je me suis aperçue qu'il s'agissait d'un tome 2 … Mais heureusement, il se lit très bien sans le tome 1.
Alors que le premier volet était donc consacré à la mort du père de Karl Ove et à son deuil, le deuxième tome, lui, s'attache à ses amours, sa vie de famille et son travail d'écrivain.

Le récit offre le regard d'un homme qui se sent prisonnier d'un quotidien qui l'étouffe, d'un homme tiraillé entre son souci de bien faire, de respecter les exigences sociales bien qu'il ait le conformisme en horreur et son envie d'écrire. L'écriture est, pour lui, au même titre que boire, manger et respirer, un besoin vital, un besoin que les obligations de la vie quotidienne viennent contrecarrer. Une vie quotidienne subie plus que vécue d'où ne ressortent que l'ennui, la frustration et l'insatisfaction :

« La vie quotidienne, avec son lot de devoirs et d'habitudes, je l'endurais. Mais elle ne me réjouissais pas, je n'y voyais aucun intérêt et elle ne me rendait pas heureux. Ce n'était pas le manque d'envie de laver par terre ou de changer les couches mais quelque chose de plus profond que j'avais toujours ressenti : l'impossibilité d'y voir une quelconque valeur doublée d'une profonde aspiration à autre chose. Si bien que la vie que je menais n'était pas la mienne. J'essayais de la faire mienne, c'était mon combat, je le voulais vraiment, mais en vain, car mon envie d'autre chose vidait tout ce que je faisais de son contenu. »

De longs passages sont consacrés à son introspection, à la recherche des raisons qui pourraient expliquer son incapacité à trouver l'épanouissement . Il explore plusieurs pistes : nostalgie d'un temps révolu, responsabilité d'une époque dont les valeurs se perdent. C'est l'occasion de quelques mots loin des propos consensuels qu'on entend partout sur le sentiment d'émasculation des hommes dans une société de plus en plus féminisée :

« Je n'ai pas été assez prévoyant et j'ai dû suivre les règles du jeu en vigueur. Et dans le milieu socio-culturel auquel nous appartenions, ça signifiait qu'on assumait tous les deux le même rôle, celui autrefois attribué aux femmes. J'étais lié à lui comme Ulysse à son mât : je pouvais certes m'en délivrer mais pas sans perdre tout ce que j'avais. Et je déambulais, moderne et féminisé, dans les rues de Stockholm, alors qu'en moi bouillait l'homme du dix-neuvième siècle. »

Auteur emblématique du nihilisme, ce n'est pas pour rien si, au cours du récit, on retrouve Karl Ove en pleine lecture de Dostoïevski ou si le nom de l'auteur revient à plusieurs reprises.
Dans une existence qui lui semble vide de sens et dans laquelle toute relation sociale semble forcée et artificielle, Karl Ove voit le conformisme comme seul moyen de faire vivre ensemble des personnes qui n'y aspirent pas par nature.

« Et pourquoi crois-tu que la normalité soit si enviable, si ce n'est pour cette raison ? C'est le seul terrain sur lequel on est sûr de pouvoir se rencontrer. Mais même là, on ne se rencontre pas forcément. »

De là, sa tendance à se plier aux normes sociales tout en les rejetant et les critiquant et tout en cherchant désespérément un bonheur qu'il croit interdit ou impossible à atteindre. Karl Ove est un homme à fleur de peau en manque d'estime de soi et qui cherche à se rassurer au point qu'il en devient contradictoire entre ce qu'il pense et ce qu'il fait. Il est par exemple très soucieux de l'image qu'il renvoie dans les médias tout en essayant de s'en distancier et de ne pas y accorder d'importance. Ses relations avec les journalistes et sa façon de gérer ses obligations d'écrivain sont révélatrices de cet état.

Karl Ove va très loin dans l'introspection et la réflexion. Son souci de la justesse et de la précision s'exprime jusque dans les moindres détails, le moindre geste même le plus banal comme se servir un café, le moindre regard, la moindre pensée sont retranscrits. Certains pourront trouver le tout lourd et ennuyeux. Moi j'ai trouvé ça incroyable. Etre complètement immergée dans la vie de Karl Ove, l'accompagner de si près. Bien que je n'ai pas toujours été d'accord avec certaines de ses idées que j'ai jugées trop rétrogrades, je me suis sentie très proche de cet homme touchant dans son honnêteté. Pour un homme qui semble avoir autant de mal à se confier, il aura trouver dans l'écriture de ce cycle un moyen de se livrer complètement, à nu, au regard des autres. C'est troublant au point qu'une fois le livre achevé, on a l'impression de se séparer d'un ami de longue date.

Certains événements de la vie de Karl Ove l'ont beaucoup marqué, il en ressort des scènes « coup de poing » exprimant de manière poignante la souffrance lorsque Linda le rejette la première fois, ou encore l'impuissance lorsqu'elle accouche ( passage magnifique) où l'on ressent bien le besoin de l'auteur de créer un effet libérateur et cathartique. Sa façon de parler de sa relation avec Linda, le passage d'un état passionnel destructeur au mépris le plus profond est brillamment décrit.

Le style est celui d'un écrivain qui ne cherche pas à faire beau. Il ne veut rien d'artificiel. Karl Ove écrit sans fioriture, pour lui la littérature se sublime dans la liberté de ton, dans l'écriture spontanée et s'inscrit surtout dans la réalité. Karl Ove ne veut rien inventer :

« Je ne pouvais pas écrire de cette façon, ce n'était pas possible, à chaque phrase je me disais : tu ne fais qu'inventer. Ça n'a aucune valeur. Ce qui est inventé n'a aucune valeur[…] La seule forme qui eût encore de la valeur à mes yeux, qui eût du sens, c'était les journaux personnels et les essais, autrement dit ce qui dans la littérature ne produisait pas des histoires, ne racontait rien et se contentait d'être une voix, la voix de la personnalité propre, une vie, un visage, un regard que l'on peut croiser. Qu'est-ce qu'une oeuvre d'art sinon le regard d'un autre être humain ? […]
Arrivé là, j'étais au pied du mur. Si la fiction était sans valeur alors le monde l'était aussi car c'était au travers de la fiction qu'on le voyait aujourd'hui. »

Ce qui ne l'empêche pas de construire son récit de manière cyclique baladant son lecteur dans son passé et ses souvenirs. Mais le texte est fait d'un seul bloc, sans chapitres, dans un seul souffle. Ce texte, c'est la vie dans toute sa complexité, des sentiments qu'on ne contrôle et ne s'explique pas, des événements subis, des réflexions, interrogations existentielles.

J'aurais encore tant à dire tellement ce livre est dense, profond, intense. Je ne crois pas exagéré en affirmant qu'il doit être un des plus beaux écrits qui existent sur notre époque. Je lirai assurément le tome 1 et les autres qui, j'espère, ne tarderont pas trop à être publiés.

Un très grand merci à Dana et aux éditions Denoël pour cette merveilleuse découverte.

Lien : http://cherrylivres.blogspot..
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