Je tue pour vivre. Vois-tu, ça recommence. La vie se normalise! On tue le plus faible pour n'être pas soi-même tué.
On vit parfaitement avec une seule jambe et des béquilles. Te souviens-tu de ceux qui revinrent de la guerre, ces estropiés recroquevillés sous la mitraille que l'on appela d'abord des héros et qui ne sont plus désignés que comme des « cas sociaux »? Ces êtres saignés à blanc, auxquels on prodiguait des décorations et des fleurs et dont nul ne se soucie à présent? Si, on s'en souvient encore quelquefois : « Allons le vieux! c'est toi que la guerre a ratatiné? » dit la jeune génération et de les rosser avec des chaînes de bicyclette. En ce temps-là, lorsqu'ils sont revenus, pleins à vomir de leur guerre, j'étais un enfant, mais je ne devais jamais oublier comment ils se tenaient, soutenus par leurs béquilles, devant la gare de Lübeck. Et ils riaient, ce qui était le plus poignant, ils riaient n'ayant plus ni bras ni jambes, heureux tout de même, mystérieusement heureux de vivre...
Qui boit à la coupe du bonheur avalera sans réticence une goutte d'amertume.
Un homme ça n'est tout compte fait pas bien résistant : ce maître de la nature se met à courir comme un fou, pour peu qu'il entende bourdonner trois abeilles! Rien pourtant de plus enflé d'orgueil que l'animal humain lorsqu'il se croit le plus fort!
Tout ça pour cette femme maudite, qui ne vaut pas la peine que l'on échange avec elle une seule parole. Mais lui, ce pauvre fou, boiteux, a sacrifié son visage...
Le silence n'a jamais résolu les problèmes. Ils n'en sont que plus opaques, ils enflent puis finissent par éclater. Attendons. Shirley explosera, il a l'air d'absorber, à chaque bouchée, de la dynamite.
Vous êtes en train de protéger une criminelle à l'aide de paroles ronflantes, tout ça parce qu'elle vous plaît et que vous rêvez de son corps. Vous êtes amoureux de cette femme et vous trouverez des milliers de raisons pour l'innocenter. C'est ce que vous appelez la justice : une comédie à hurler! Une morale dont le pivot se trouve dans votre pantalon! Pauvre type! Allons, rôtissez cette oie, je me charge des légumes!
Si je devais donner une constitution à mon île, la justice serait mon premier souci. Non pas une justice édulcorée ni à double fond, ou toute en subtilités psychologiques, mais une justice ridiculement simple : es-tu un brave homme ou un gredin?
Il n'y a pas de terre libre en ce monde, ne parlez pas à tort et à travers, Werner! (Shirley eut un rire rageur. Il se doutait déjà où Bäcker voulait en venir.) Tout a été distribué, il n'y a plus de coin de terre sans maître, théoriquement cette île, située entre les Marquises et les Touamotou, appartient à la France.
Naturellement il va me parler d'Anne, mais pourquoi ces détours? Il se méfie de moi, c'est clair. Il me croit fou de cette femme et s'imagine que je ne pense qu'à la mettre dans ma hutte. Vu ainsi, je suis forcément son ennemi, il n'y a pas d'autre solution. A nous trois sur l'île Victoria... on peut créer l'Enfer. Avec ça, aucun de nous n'a la possibilité de s'échapper. Il faudra bien nous supporter avec nos convoitises, nos passions, notre sottise, notre haine. Il n'y a pas de paradis, il n'existe que des enfers déguisés.