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Critique de Bologne


« La supériorité d'un but modeste sur un grand, c'est qu'il est accessible. » Voilà une sentence frappée au coin du bon sens, du moins dans la « vraie vie ». Et le lecteur n'est pas loin de se laisser prendre au piège. D'un côté, le protagoniste rêve de voyager dans le temps ; de l'autre, une riche veuve cherche tout simplement un père à de substitution à son enfant. À la fin du roman, on se rend compte que le plus inaccessible de ces deux buts a seul été atteint. À qui va la supériorité ? Au roman.
Telle est la magie de Krzyzanowski, que les éditions Verdier nous font découvrir avec une belle opiniâtreté depuis près de vingt ans. Né en 1887, mort en 1950, presque inconnu de son vivant en URSS, où il ne fut jamais publié, c'est aux yeux de quelques initiés qui parviennent à prononcer son nom un des auteurs majeurs du XXe siècle. Ses nouvelles ou ses courts romans se glissent entre les interstices du réel. Dans le Thème étranger, un personnage avait déjà démontré que la lumière pouvait scientifiquement être composée de 49.993/50.000e d'obscurité sans que nous ne nous en rendions compte, grâce au phénomène de persistance rétinienne. Dans le Marque-Pages, il imagine la « superficine », une substance capable d'élargir à l'infini — c'est-à-dire jusqu'au néant — la superficie d'un minuscule appartement. C'est la version temporelle de cette superficine que nous trouvons dans ces Souvenirs du futur, où le protagoniste, Max Sterer, invente non pas une banale machine à remonter le temps, mais un « coupe-temps » qui lui permet de voyager dans le futur. La force du romancier, sa crédibilité et son humour consistent à décrire minutieusement cette invention, et à en justifier scrupuleusement les principes.
La constatation de base est simple. « Il est indubitable qu'à l'intérieur de chaque “instant” il y a une certaine complexité, une espèce de temps intempestif, si je puis dire ; on peut traverser le temps comme on traverse la rue ». le paradoxe du présent, qui n'existe pas puisqu'il s'agit d'un point mouvant entre le passé et le futur, mais qui est seul à exister puisque le futur n'existe pas encore et que le passé n'existe plus, est une des vieilles apories de la pensée occidentale. L'idée d'un présent étendu a traversé les siècles, des philosophes aux linguistes (la psychosystématique de Guillaume est tout entière fondée sur ce principe) et aux romanciers (Bosquet de Thoran en a donné une illustration remarquable dans La petite place à côté du théâtre). Idée de mystique, qui fait éclater l'unité minimale du temps comme le physicien fait éclater l'atome. La même énergie foudroyante s'en dégage. Voilà pourquoi je suis tombé dans les romans de Krzyzanowski comme on tombe dans un puits — pour reprendre l'image de Georges Bataille.
le récit après cela compte peu. Il passionnera l'amateur de science-fiction, sinon de nouvelle fiction, car il donne corps à la doublure du monde, qui ne se réduit pas à une imagination de romancier, mais qui appartient tout entier à l'imaginaire. « La plupart des actes réels qui sont entrepris au nom de l'irréel lui donnent une part de réalité », professe le romancier dans le marque-page. Il passionnera aussi l'historien de la littérature, sinon l'historien de l'URSS, par les petits détails de la vie moscovite sous le stalinisme. Je ne pointerai que celui-ci : « Les gens comptaient le nombre de grains de semoule, et la même queue de hareng nageait de soupe en soupe sans jamais arriver au néant. » Il comblera le lecteur, tout simplement, attentif à une écriture forte et précise, remarquablement rendue par Anne-Marie Tatsis-Botton.
Mais il comblera surtout le poète, le revenu d'ailleurs, le Lazare ressuscité des visions foudroyantes, et qui se retrouve étourdi au milieu du monde. « Comme c'est étrange : moi qui, il y a si peu de temps, forçais les étoiles à foncer dans la nuit comme un vol de lucioles, je suis ici, parmi vous, je suis de nouveau sur ce radeau ridicule et somnolent qui ne sait que voguer au fil du courant, et qu'il est convenu d'appeler “le présent”. » Que lui reste-t-il ? le silence. le silence du linguiste, dans ce roman, qui sait se taire en vingt-six langues, un silence qu'il ne rompt que pour poser la question cruciale. le silence dont est tout entier constitué l'Évangile du Silence, dans le club des tueurs de lettres : le livre qui ne peut être écrit, puisqu'il réunit tous les passages où le Christ a préféré se taire. Mais ce silence est peut-être composé, comme la lumière, de 47.993/50.000e de véritable parole : l'ultime révélation, celle qui ne passe pas par les mots, et qui ne se laisse réduire à aucun dogme.
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