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Critique de Musa_aka_Cthulie


Nous voilà de retour dans le giron du théâtre élisabéthain avec cette pièce de Thomas Kyd, qui fut un énorme succès en son temps (oui, d'entrée, c'est pas évident à deviner pour un public français) et qui a même été publiée dix fois en une trentaine d'années, ce qui n'est pas mal pour l'époque. Quant à sa date d'écriture, Jean-Marie Maguin, ainsi que d'autres, la situe probablement en 1587, mais on se montre souvent plus flou en disant qu'elle a été écrite entre 1582 et 1592. Ce qui va nous intéresser particulièrement, c'est qu'elle a été écrite avant le Hamlet de Shakespeare, mais j'y reviendrai. Je vais passer vite fait sur les péripéties connues de la fin de vie de Thomas Kyd, qui est célèbre pour un épisode peu glorieux : accusé d'actes xénophobes, puis d'athéisme déclaré, il fut emprisonné, peut-être torturé, et il dénonça Marlowe comme athée (ce que tout le monde savait plus ou moins, mais il est toujours bon de rejeter ce dont on est accusé sur d'autres). Marlowe mourra très peu de temps après - mais je ne me lancerai certainement pas dans des conjectures hasardeuses concernant un événement que les historiens n'ont toujours pas démêlé -, et Thomas Kyd, devenu persona non grata, mourra à son tour probablement un an et demi plus tard. Si je raconte tout ça, c'est qu'il est peu probable que je vous reparle de Thomas Kyd un jour prochain. Il ne nous reste plus grand-chose de ses pièces, mais... mais Thomas Kyd serait, peut-être, l'auteur d'un Ur-Hamlet (un premier Hamlet), pièce perdue. Perdue ? Assez récemment, Gérard Mordillat a exhumé la copie d'un manuscrit qui, selon lui, serait la pièce de Thomas Kyd... co-écrite avec Shakespeare. Beaucoup d'incertitudes concernant ce Hamlet (pièce de Thomas Kyd, Ur-Hamlet, les deux, aucun des deux ?) Vous verrez en quoi tout ça a son importance dans le cas de la Tragédie espagnole, dont il est temps de parler.

Si vous lisez la notice de Jean-Marie Maguin dans l'édition de la Pléiade, vous allez avoir envie de lire sans plus tarder La Tragédie espagnole. On vous promet déjà de l'action. Ce serait même la première "pièce d'action" du théâtre élisabéthain. On vous vend deux personnages hors du commun, des meurtres, des suicides, une langue arrachée, folie, vengeance (et même la Vengeance en personne), un fantôme, et j'en passe. Mais voyons ce qu'il en est.

L'intrigue est à la fois simple et alambiquée. Tout commence avec l'apparition d'un fantôme accompagnée de la Vengeance (ah, on ne nous avait donc pas menti !), le fantôme étant celui d'un jeune homme, Andrea, Espagnol mort à la guerre sous les coups sournois de Balthazar, fils du Vice-roi du Portugal. La Vengeance promet à Andrea qu'il sera... vengé. Autrement dit que Balthazar va mourir par la main de Bel-Imperia, l'amoureuse d'Andrea. Quand j'aurai ajouté que le titre complet de la pièce est La Tragédie espagnole, Renfermant la fin lamentable de don Horatio et de Bel-Imperia, ainsi que la mort pitoyable du vieux Hieronimo, vous aurez compris qu'il n'y a guère de suspens quant à la fin de l'histoire qui va se dérouler devant les yeux des spectateurs que nous sommes, comme le sont aussi le fantôme d'Andrea et de la Vengeance. Donc, Andrea est mort sur le sol espagnol, dans un conflit opposant l'Espagne au Portugal, et Balthazar a été fait prisonnier par Horatio, le meilleur ami d'Andrea, et par Lorenzo, frère de Bel-Imperia. Bel-Imperia tombe aussitôt amoureuse de Horatio, tout en méditant la vengeance de la mort d'Andrea (question psychologie, c'est pas ça). Là-dessus, Balthazar, remis à la garde de Lorenzo et vivant sous son toit, tombe amoureux de Bel-Imperia, qui ne le lui rend pas, et Lorenzo, apprenant que sa soeur a un nouvel amoureux qu'il trouve tout pourri, décide d'occire ce dernier (c'est un peu expéditif, oui). Et allez, les voilà qui assassinent Horatio, et que presque aussitôt Hieronimo, le père d'Horatio, mais aussi maréchal à la cour d'Espagne (en gros, c'est un juge), découvre le corps. Très vite Hieronimo perd complètement les pédales, médite la vengeance de la mort de son fils, a des hallucinations en chaîne, jusqu'à mettre en scène son plan d'action, de façon à la fois spectaculaire et définitive (en résumé : quasiment tout le monde meurt, et les rares survivants sont des vieux qui n'ont plus que leurs yeux pour pleurer). Vous aurez trouvé ça long, mais j'ai carrément éludé des tas de choses, ou nous n'en aurions jamais fini.

Pas mal de défauts dans la pièce, et pour commencer les deux premiers actes, qui sont mous, mous, mous, vraiment très mous. Arrivée à la fin de l'acte II, je me suis demandé où était l'action qu'on m'avait tant vantée. Alors, effectivement, si on compare La Tragédie espagnole à Gorboduc, on n'est plus dans la même veine. Tous les actes sanglants de Gorboduc sont rapportés par des témoins, mais jamais montrés au spectateur. Il en va différemment ici, c'est vrai, mais que je vous donne un exemple pour démontrer que ce n'est pas exactement trépidant. À la scène IV de l'acte II, après que Bel-Imperia ant roucoulé un petit moment avec son Horatio, Lorenzo et Balthazar se pointent au rendez-vous avec deux sbires, pendent Horatio sous une tonnelle puis le poignardent. On pourrait penser que c'est extrêmement violent, et ça l'est dans le fond, mais pas trop dans la forme. Je cite le passage :

BEL-IMPERIA
Qui va là ? Pedringano ! Nous voici trahis !
[Entrent LORENZO, BALTHAZAR, Serberin et Pedringano, déguisés.]
LORENZO
Mon seigneur, qu'on l'emmène, écartez-la.
Oh, trêve monsieur, votre courage est établi.
Allons, dépêchez, mes maîtres.
[Ils le pendent sous la tonnelle.]
HORATIO
Vous m'assassinez ?
LORENZO
Oui, prends ceci et ceci, les fruits de l'amour.
[Ils le poignardent.]

Voilà. Je veux bien que ce soit nouveau pour les spectateurs élisabéthains, mais enfin, ça manque un peu de points d'exclamations, de rythme, de tout, en fait. J'ose penser que les acteurs élevaient au moins la voix lorsqu' ils jouaient ce passage, qu'il y mettaient du coeur, mais à la lecture, ça rend pas grand-chose. Et ce problème de rythme se pose pendant toute la pièce, mais particulièrement pendant les deux premiers actes. Ce n'est pas qu'une question d'action un peu molle, c'est aussi un problème de dialogues pas très folichons. D'ailleurs, si La Tragédie espagnole n'a pas de source connue pour l'intrigue, elle doit beaucoup à Sénèque pour la forme ; ce n'est évidemment pas moi qui le dit, vu que je ne suis en rien une connaisseuse de Sénèque. Mais on retrouve régulièrement chez Kyd des dialogues vers à vers (appelés stichomythie, bref), typiques du style de Sénèque, et succédant à des tirades plus ou moins longues. Je ne suis pas très fan des ces changements de rythme, je ne vois pas très bien ce que ça apporte à la pièce, sinon un manque de cohésion dans la forme. Et rien à voir avec les dialogues des pièces grecques antiques où les protagonistes se répondent du tac-au tac de façon parfois époustouflante. Donc, deux actes mous, décevants, jusqu'à l'arrivée de Hieronimo, le père qui va réclamer vengeance.

C'est le seul véritable personnage intéressant de la pièce, même si Jean-Marie Maguin affirme que Bel-Imperia est géniale (tu parles !) Mais c'est aussi lui qui a les seules belles tirades, et pas des moindres, et qui rend les scènes attrayantes. L'acte III, c'est le sien, et Thomas Kyd a tellement mis en valeur l'un et l'autre que cet acte III est deux fois plus long que les autres. C'est là qu'on voit Hieronimo basculer dans la folie, voyant son fils partout, et notamment dès qu'un père éploré se présente à lui, n'étant plus capable de rendre la justice parce que constamment délirant. Certes, on a affaire à quelques soucis de cohérence : on ne comprend pas très bien de prime abord si Hieronimo annonce ou pas la mort de son fils, puis on comprend que oui, mais on ne sait pas quand il le fait, à qui il le dit, s'il dénonce un meurtre ou pas. Il se plaint par moments qu'on ne veuille pas lui rendre justice, on nous dit qu'il accuse Lorenzo de lui faire obstacle, mais ce n'est pas du tout montré sur scène, si bien qu'on s'y perd un peu. Et on est un peu surpris que le roi d'Espagne ne soit pas au courant de la mort d'Horatio... C'est dommage, parce que la pièce a bien pour sujet la douleur et la folie d'un père qui n'arrive pas à obtenir justice, étant lui-même juge, et qui doit donc faire fi des lois et se faire vengeance. Mais heureusement pour nous, Hieronimo n'en est pas moins un personnage assez fascinant, ne sachant jamais où il en est mais toujours habité par la souffrance, ne sachant pas comment se venger - d'où une légère impression de procrastination pour le lecteur - mais toujours habité par sa soif de vengeance. Folie, vengeance procrastination... M'est avis que vous commencez à avoir une certaine pièce, bien plus célèbre que La Tragédie espagnole, en tête. L'acte IV se termine en beauté, malgré une facilité dans l'intrigue dont on se serait passé. Hieronimo fait mettre en scène une petite pièce écrite par ses soins (il se trouve que la pièce à laquelle il est fait référence est de Thomas Kyd, le petit malin), et jouée par les personnes dont il veut se venger, ainsi que par lui-même et Bel-Imperia, sa complice. Si ce n'est pas la première mise en abyme de la Tragédie espagnole, c'est la plus passionnante, et là, je dois bien avouer que question action, violence et vengeance, Hieronimo fait les choses à fond. Ah, quand même !!! Et donc là, avec l'histoire de la pièce jouée dans la pièce dans un but vengeur, vous pensez forcément encore plus à un certain prince danois...

Vous avez donc saisi pourquoi je vous ai soûlés avec mon histoire de Ur-Hamlet en début de critique. Oui, beaucoup d'éléments de la Tragédie espagnole seront repris dans Hamlet. C'est même l'essence de la Tragédie espagnole qui sera retravaillée par Shakespeare, entre autres sources. Ce qui m'amène, malgré mon peu de goût pour Hamlet (mais c'est une autre histoire), à conclure que La Tragédie espagnole possède un gros potentiel, qui malheureusement n'est pas toujours selon moi bien exploité. C'est une tragédie sur la fin d'un monde, puisque tous les héritiers y perdent la vie et que les vieillards, soit meurent à leur tour, soit restent seuls, et où le personnage de Hieronimo, personnification de la douleur, de la folie et du désir de vengeance, compense les défauts de la pièce, comme la fin nous récompense d'avoir supporté les passages un brin ennuyeux.

Un dernier mot sur la traduction et l'édition de 1602. J'ai parlé notamment de manque de rythme dans les dialogues, mais il faut bien rappeler qu'une pièce élisabéthaine traduite en français - car je n'ai pas eu accès au texte original -, ça ne rend jamais très bien l'intention, la mélodie, le rythme de la pièce d'origine. Et même si deux ou trois répétitions manifestement voulues par Kyd paraissent peu réussies (du genre "Lequel t'avait valu une punition ; / J'ai servi de rempart à ta punition"), j'ai eu l'impression que la traduction que j'ai lue, toujours de Jean-Marie Maguin, posait quelques problèmes, notamment quant aux choix concernant l'utilisation de la versification. On se retrouve avec des alexandrins par moments (or l'alexandrin n'a rien d'anglais), ce qui alourdit le texte ; les vers, alternant avec la prose, sont bizarrement utilisés, en tout cas pas selon les codes (pourtant relativement lâches) du théâtre élisabéthain, et sans qu'on sache démêler très bien si c'est dû au traducteur ou à l'auteur. En revanche, on a droit dans l'édition de la Pléiade à un appendice reproduisant des passages qui furent ajoutés au texte initial dans une publication de 1602. Ajouts dont on ne connaît pas l'auteur, mais qui sont très joliment écrits, et concernent essentiellement la folie de Hieronimo, avec notamment un passage très réussi qui se rapporte au tout début du basculement de celui-ci. du coup, je me dis que si toute la pièce avait été réécrite en 1602, on aurait peut-être eu droit à une bien plus belle tragédie.



Challenge Théâtre 2018-2019
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