M. le Duc

Le château de Villerasne était immense et laid. Trop de propriétaires indifférents à l'art s'y étaient succédé. On avait œuvré selon le goût de l'époque et, malheureusement, surtout au XIXe siècle, car la grande demeure avait beaucoup souffert de la Révolution. Tout le village en détenait quelques meubles, même des châssis de fenêtres et des portes, et les pillards ne pardonnent jamais aux pillés.

-Vous avez vécu, Oncle Eutrope, vous, au moins...
-Pas dans le sens que tu veux dire. Prends garde de passer à côté de la dignité et presque du bonheur. La sensualité, même épanouie, même spiritualisée - il y en a - n'est pas une fin. Même pour une maison comme la vôtre, la pureté a ses droits et devrait les faire valoir. Devrait compter dans sa plus fine émanation. N'y aurait-il pas une distinction suprême à mettre à votre tête un être de la plus haute classe, une âme enfin? Tu parlais de la grand-mère Foix, eh bien, tu ne peux savoir ce que sa grâce fière et son discernement dans l'amitié ont valu à son mari. Mon père m'en a souvent parlé. Près d'elle,l'illustre duc paraissait un chef de rayon.

Veuve à trente ans, après avoir été par amour plus ibérique qu'une camerera-mayor, la marquise avait subi la nostalgie poignante de la France, venue d'un coup, en trois jours, comme d'une bouffée de vent par-dessus les Pyrénées et toute chargée des parfums du Languedoc. Elle ne lutta pas deux mois. Elle revenait.

Tempête récente; le duc de Saint-Pol, au retour d'une croisière, venait aussi de courir de réels dangers. Le beau Saint-Pol sourit et rappela la prédiction qui le sauvegardait de la mer. Son onzième aïeul avait été plus ou moins mêlé à la prise et au supplice de Jeanne d'Arc et, paraît-il, l'illustre maison dont il était le dernier ne devait périr à son tour que par le feu. C'était de ces racontars qui faisaient prime et que les seigneurs choyaient, répétaient inlassablement, se les passant de génération en génération.

Il était si mal fichu que son mariage avec une très jolie fille, épousée plus pour sa beauté que pour le reste, n'avait pu améliorer ses oeuvres de chair. Il n'avait qu'un fils et, en le voyant s'était découragé d'en faire d'autres.

C'est vrai que Retz était très laid, sans doute plus laid encore que méchant, mais sa laideur était de toute minute, quand sa méchanceté connaissait des répits.

Rieux était le dernier duc d'avant la Révolution, son titre avait été enregistré au Parlement en août 1790, et l'on s'en moquait pour une fois, dans cet ordre, sans méchanceté, avec des surnoms qu'il portait allègrement : " De justesse ", et " À ça près !" Il y répondait qu'en étant plus voisin de la souche, en effet, il devait être moins dégénéré que les autres, comme un rejeton immédiat.

Pour une chrétienne de cette ferveur,la notion de leur incroyance, la vision de leur damnation éternelle pouvaient entraîner ce flot de chagrin, cet épanchement désespéré. Les égarements du mari et du fils devaient, pour elle, être aussi douloureux, du même ordre: des péchés contre Dieu plus que contre elle-même.

Ils feront la noce en France, sous prétexte que la cour de Vienne est en deuil, mais les Habsbourgs-Lorraine sont toujours en deuil; ils se tuent pour le plaisir et sont tellement nombreux !

Dans une rémittence du mal, le feu duc se fit porter à l'Académie pour y voter, non pour quelqu'un, bien entendu, mais contre quelqu'un. Cela fit sensation. En civière, sur les épaules de quatre croque-morts en habit et chapeau haut de forme, car les domestiques, déjà contaminés, s'y refusèrent. Ce qui diminua le ridicule de l'ostentation, c'est que six jours plus tard, le septième duc d'Agde n'était plus.