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Critique de Agneslitdansonlit


Quel coup de coeur pour ce roman graphique ! L'objet en lui-même est déjà superbe, c'est un plaisir de l'avoir en main : un grand album, relié de toile, dont la couverture illustre parfaitement le titre. le château de Versailles, représenté de 3/4 aurait pu monopoliser cette 1ère de couverture ; or c'est une famille, de dos, aux enfants gambadant joyeusement, qui se détache nettement sur ce décor majestueux. Une famille dont le pivot central est le père, quasi au centre de ce lavis en noir et blanc.
"Le Château de mon père" est un hommage autant au domaine de Versailles, qu'à la figure paternelle que fut son conservateur en cette fin de XIXème siècle.

J'ai A-DO-RÉ visiter en noir et blanc ce château abandonné, comme endormi, oublié de tous, sous sa poussière monarchique, en des temps alors républicains.

Car le Château de Versailles ne fut pas toujours un joyau: après sa gloire au siècle du Roi-Soleil, fut un temps où le domaine traina sa mélancolie dans les vestiges silencieux d'un passé révolu. Versailles et son passé monarchique sont quelque peu encombrants dans le contexte d'une troisième république, souffrant de scandales (boulangisme, scandale des décorations, démission du Président Grévy...) générant une instabilité chronique. L'époque est trouble et l'on préfère se projeter vers la vision moderne d'une Tour Eiffel plutôt que de se retourner vers un passé que l'on préférerait enfoui.

Maïté Labat et ses accolytes livrent un roman graphique aussi beau que pertinent, dans l'angle de narration choisi. Raconter le château et sa quasi résurrection à travers le prisme d'un homme, (son conservateur, Pierre de Nolhac), mais aussi de sa vie intime familiale, et des évènements sociétaux et historiques, que l'homme, tout autant que le château, vont traverser.

Les auteurs traduisent pleinement cette incursion dans une autre époque. Ils savent attraper et figer ces petits moments, ce temps suspendu: le charme désuet d'une arrivée en fiacre, à Versailles, en octobre 1887... Il y a 134 ans. Ce n'est pourtant pas si éloigné de nous. Or, comme cette imagerie appartient à un autre monde ! Les hommes tout en barbe austère, les dames aux longues robes, encore bien corsetées; la voiture à cheval et les malles...

Le graphisme en noir et blanc, adouci de dégradés de gris, se prête délicieusement à la découverte de ces lieux, qu'un certain abandon a plongé dans une atmosphère surannée. Versailles n'est ici pas exposé dans une version dorée clinquante, mais au contraire, constitue une porte sur le passé. Y pénétrer, c'est pratiquer ce geste presque iconique de retirer les draps recouvrant un mobilier condamné au silence et à la poussière.
C'est le premier geste que fit Alix de Nolhac, accompagnant son époux, Pierre de Nolhac, lorsque ce dernier devient "attaché de conservation au Palais de Versailles" et s'y installe avec toute sa famille.

Ses déambulations dans un Versailles désert, notamment dans la Galerie des Glaces, sont un régal pour nos yeux. Que j'aimerais avoir ce privilège de flâner dans ce château où seuls mes pas résonneraient!
À son arrivée, Versailles est un lieu oublié, au point qu'il le qualifie de "Bel endormi", jolie référence au château de la "Belle au Bois dormant".

L'entrevue avec son supérieur, M. Gosselin, est savoureuse : alors que Pierre de Nolhac lui avoue que Versailles "n'était qu'un second choix" (puisqu'il visait en réalité un poste d'attaché à la Bibliothèque Nationale), cet homme d'un autre temps lui confie que les greniers du château regorgent de trésors, mais qu'en tant que conservateur, sa mission est de "n'en point ébruiter l'existence" !
L'ironie de cette fonction est aussi désopilante que révoltante quand on perçoit toute la valeur culturelle et historique d'un tel lieu, survivance d'une Histoire traversée par les révolutions et les guerres !

Quelle vision terriblement passéiste et désuète que de considérer incompatible le témoignage d'un passé monarchique avec le choix d'une société qui se veut moderne et républicaine (quoique finalement très conservatrice et inégalitaire, puisqu'il est bon de rappeler que le droit de vote des femmes n'est pas au programme,... contrairement au bagne colonial, qui lui, n'est supprimé qu'en 1945, quand celui des enfants ne fermera ses portes qu'en 1977!!! Juste un petit encart historique pour bien reposer le contexte !)

Les réflexions de M.Gosselin, ce conservateur hors d'âge, (comme un bon vieux Cognac oublié au fond d'une cave!), donne le ton à l'arrivée de Pierre de Nolhac: "Vous pouvez lire et même écrire des livres sur Versailles si ça vous chante, mais laissons en paix ce musée qui n'intéresse plus personne en ces temps républicains" (P.15)

Versailles est alors un appendice parisien oublié et trop éloigné, que la République peine toujours à assumer. N'étant clairement pas encouragé à valoriser ce "géant endormi", Pierre de Nolhac en revisite au moins l'histoire , en partant des personnages qui y sont emblématiquement liés: il publie ainsi un livre sur Marie-Antoinette.

C'est une véritable histoire de séduction et d'amour que le lien entre de Nolhac et Versailles. Il l'approche, l'admire, l'aime respectueusement, mais amoureux platonique, n'ose y imprimer sa marque.
Puis, défiant une opposition conformiste et butée, armé de son courage et d'une motivation sans borne, animé par une vision de ce que doit représenter Versailles, Pierre de Nolhac inlassablement en ressuscite l'esprit. Il y accueille des hôtes étrangers prestigieux comme le Tsar Nicolas II, organise des évènements destiné au public, glane dans d'autres fonds que ceux de Versailles (notamment au Louvre) des toiles de maîtres, n'hésite pas à ouvrir grand les portes aux mécènes, bref, il redonne vie à ce lieu jusqu'alors gardé sous cloche.

Mais au fur et à mesure qu'il s'absorbe dans Versailles (et que Versailles l'engloutit), il finit par délaisser sa vie de famille, laissant, derrière ses absences, une traînée d'amertume...
Si les auteurs retracent bien le cheminement de cette renaissance de Versailles et l'implication personnelle constante de Pierre de Nolhac, ils n'oublient pas de glisser, à l'orée de cette quasi relation passionnelle, les oscillations de la vie familiale faite de bonheurs, mais aussi des chagrins de la perte de deux enfants, du sentiment de délaissement d'une famille et des désillusions d'une épouse.

Il y a une forme de simplicité dans le graphisme, qui met très en valeur les contrastes de gris, noir et blanc. Les visages sont la plupart du temps stylisés de façon épurée, presque schématique, ce qui n'en donne que plus de force aux quelques portraits plus détaillés.

Confier la narration à la voix d'Henri de Nolhac, un des fils de Pierre de Nolhac (notre conservateur passionné), est un choix judicieux, qui confère à l'histoire son aspect intimiste et souvent touchant. Henri nous raconte son père, son dévouement qui confine à la dévotion pour Versailles, l'émulation permanente et l'investissement de toute son énergie dans un projet de réhabilitation du château. Henri témoigne, avec tout le respect d'un fils, des conceptions finalement très modernes et dynamiques de ce père lorsqu'il s'agit de revaloriser Versailles, pendant que parallèlement, il ouvre les portes de l'intime et dévoile un papa aux positions paradoxalement très conservatrices, qui finiront d'abîmer cette famille...

Si j'ai aimé cet éclairage des lieux par un enracinement familial, j'ai aussi beaucoup apprécié de traverser les évènements historiques dont Versailles fut témoin, mais aussi acteur. Car il reste un symbole: Versailles, lieu d'une Histoire de France qui veut se montrer glorieuse, couronnée par un Roi Soleil. Mais aussi lieu des plus vives contestations révolutionnaires, puis d'une humiliation cuisante: l'outrage de la signature du Traité préliminaire de paix de février 1871, par Bismarck, au sortir de la guerre, qui proclame l'empire allemand dans la Galerie des Glaces ! L'affront à une France vaincue par les Prussiens et dont nous savons qu'il constituera un profond ressentiment, socle des conflits à venir.
Vingt ans plus tard exactement, la visite imposée de l'impératrice, (mère du kaiser Guillaume II), le 19 février 1891, montre à quel point le lieu est emblématique historiquement et politiquement, puisque Pierre de Nolhac fit tout son possible pour ne pas s'afficher "aux côtés de l'ennemi" en pleine Galerie des Glaces!
Le roman graphique nous fait traverser la guerre de 14-18 et le chagrin qu'elle sème, jusqu'au 28 juin 1919, où Pierre de Nolhac fut aussi témoin de la signature du traité de paix.

On sent tout au long de ce roman graphique le solide travail de recherche, historique et familial, et le dossier en fin d'ouvrage est un régal. Regroupant documents photographiques, journalistiques, épistolaires, archives, dessins et peintures, ce dossier permet de prendre la mesure du travail conséquent des auteurs, et des sources dont ils se sont inspirés (notamment "La résurrection de Versailles", les mémoires de Pierre de Nolhac).

C'est toute une tranche d'histoire que nous dévoilent les auteurs et, lier ainsi un lieu qui reprend vie à la trajectoire d'un homme, plein de paradoxes et traversant les évènements de son temps, m'a beaucoup touchée. Si de Nolhac a redonné vie à Versailles, les quatre auteurs ont, eux, conféré une couleur particulière à l'histoire de Monsieur Pierre de Nolhac : une teinte de nostalgie empreinte d'affection

Une lecture qui me fut inspirée par Lucilou, qui, par sa chronique enthousiaste de décembre dernier, m'a aiguillée direction Versailles!
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