- Non, mais sans blague, del Rio. A côté de ces deux horreurs, tu as l’air de Miss Univers. Non mais, regarde-toi !
Il a tourné le rétroviseur dans ma direction ; vue comme ça, les cheveux flottant au vent et l’air insouciant, j’étais belle à soixante-quinze pour cent.
Je sais bien que je n’aurais pas dû écouter –que j’aurais dû penser à des choses apaisantes, comme Jésus mourant sur la croix, les balles de fusil traversant le crâne du président Kennedy, ou les aiguilles de Roberta injectant de l’encre sous la peau de ses clients. Mais j’ai senti les muscles de mes cuisses qui se contractaient. Mon esprit s’est mis à divaguer délicieusement avec ce que sœur Margaret Frances appelait des « pensées impures ». Je les imaginais tous les deux là-haut à demi nus et fiévreusement enlacés, comme les amants sur les couvertures des romans d’amour. J’ai attiré mon oreiller contre moi et j’ai commencé à l’embrasser d’abord avec les lèvres closes puis en ouvrant la bouche. J’ai sorti le bout de ma langue et effleuré le tissu velouté. « Oh oui, j’ai murmuré, oui. »
- Je te rappelle qu’il y a parmi nous une jeune fille qui va à l’école chez les religieuses. Je te prierai de ne pas parler de caleçons devant elle
Dans la cour de l’école, je me suis adossée contre le mur de brique, un sourire scotché sur les lèvres destiné à montrer à tout le monde que j’étais parfaitement heureuse de n’avoir personne à qui parler. Quand un ballon m’a heurtée à l’épaule, j’ai cru qu’il s’agissait d’une invitation, mais les deux garçons se sont mis à faire de grands gestes en criant impatiemment : « Alors, tu te magnes ou quoi ? »
A l’intérieur, l’atmosphère était sèche et poussiéreuse. Le rebord de la fenêtre était jonché de cadavres d’insectes. J’ai essayé de me représenter ma mère dans cette chambre quand elle avait mon âge, douze ans, mais je n’arrivais à voir rien d’autre que la photo d’Anne Frank sur la couverture de son journal.
J’attendais impatiemment l’accident de la route qui allait me paralyser et réveiller du même coup mes parents. Je nous imaginais retournant vivre tous les trois à Bobolink Drive, papa poussant le fauteuil roulant d’un air solennel, éternellement reconnaissant que j’aie daigné lui pardonner. Maman, debout sur le seuil, un petit sourire triste sur les lèvres, ses cheveux aussi propres et brillants que ceux de Miss Dop.
Maman interrompait toujours son ménage pour regarder notre émission préférée, « Reine d’un jour ». Assises côté à côte sur le canapé, j’enroulais ma jambe autour de la sienne, et on écoutait les femmes qui racontaient que leurs enfants étaient paralysés, que leur foyer avait été détruit par la foudre, la mort ou le divorce. Celle dont la vie était la plus triste, et qui recueillait le plus d’applaudissements, échangeait ses malheurs contre une cape de velours et des roses, ainsi qu’un assortiment d’appareils électroménagers. J’applaudissais avec le public, j’applaudissais ces femmes jusqu’à ce que mes mains me cuisent –en redoublant d’ardeur lorsqu’elles éclataient en sanglots.
Les gens gâchent leur bonheur - c'est ce qui me rend triste. Les gens ont une trouille bleue d'être heureux.