Citations sur Cinq jours de bonté (13)
Je ne maîtrisais plus ma vie, c'est tout. Ces désastres accumulés, aucun maître, aucun parent ne vous apprend à y faire face. Lire, écrire, compter, oui. Dessiner. Être poli, serviable. Rouler à vélo. Plonger dans une piscine, pas de problème, mais plonger tout court, c'est une autre affaire. Là-dessus, on ferme les yeux et on se tait. Ca n'existe pas.
Bref.
(p.119)
J'étais le veilleur .
Celui qui veillait, ou était censer veiller, sur Raya. Pendant cinq jours. Pas un de plus. Il fallait rentrer à l'heure dite à la clinique. Aucun retard, quelle qu'en soit l'excuse, ne serait toléré par le docteur Bernier, à qui j'allais devoir faire un rapport détaillé, cependant que Raya serait ans doute interrogée à son tour lors de sa prochaine entrevue avec le praticien.
(p.99)
J'avais dit l'essentiel, à savoir que j'étais désormais un homme sans travail, sans beaucoup de ressources. L'exacte vérité. J'avais le sentiment de m'être mis à son niveau. Pas encore tout à fait, mais presque. Un perdant comme elle.
(p.68)
C’est vrai que nous avions fait beaucoup de choses plus vite que tous les autres. Mariés en deux mois, un enfant sept mois après, l’appartement qui, l’année suivante, nous était tombé de la cassette de son père, et un an plus tard, la société de fret maritime créée à trois, Jean-Paul, Brice et moi. Sans compter la résidence secondaire.
Elle m'a dit :
--Je te hais, mais tu me manques.
Je lui ai répondu:
- Tu me manques mais je te hais.
Voilà où nous en étions. La mort de Brice avait exacerbé les sentiments, en particulier l'attirance physique. Auparavant nous n'avions pas grand'chose en commun, hormis d'être des échoués de l'amour. Maintenant, nous partagions au moins la culpabilité. Une culpabilité terrible, qui ne reposait sur rien de tangible, sinon elle-même. C'était notre secret, notre enfant monstrueux. Quand Raya a été admise à la clinique du dr. Bernier, j'ai perdu d'un coup tous mes repères. Je n'avais plus personne à aider, ni à caresser, ou qui m'aiderait, me caresserait, si bien que je n'ai pas eu la force de résister à Charlotte. A différents indices, j'avais bien compris qu'elle s'était éloignée de Brice. (...) Simplement, nous avions besoin l'un de l'autre, Ou plutôt moi d'une autre, et elle d'un autre. Alors pourquoi pas elle, pourquoi pas moi.
(p.95)
Un matin comme celui-là, s'il avait été côté en bourse, aurait fait la fortune de tas de naïfs dans mon genre. L'homme qui me ressemblait en avait été un, de naïf. Il s'était jeté là-dedans les yeux fermés, au son de la joie propre à une époque inconsciente. Toutes ces émotions qu'il avait acheté sans discernement, à la hâte, dans une sorte d'ivresse, après avoir flambé, le temps de quelques fêtes, n'étaient plus aujourd'hui, que cendre et poussière. Il croyait avoir tout, ou presque. Il n'avait plus rien, ou presque.
(p.8)
J'ai eu envie de geuler un bon coup, au lieu de quoi l'imbécile que j'étais s'est introduit dans la file d'extrême gauche et a écrasé l'accélérateur avec rage. En très peu de temps la vitesse est devenue vertigineuse, pas loin de 200 au compteur, et bientôt plus encore. Pied au plancher, je frôlais les glissières de sécurité, parfois d'autres voitures qui protestaient par de longs coups de klaxon vengeurs. Les mains crispées sur le volant, les mâchoires serrées, j'avais la trouille au ventre. A côté de moi, Raya me suppliait en pleurant de ralentir. Je l'entendais qui poussait des hurlements de plus en plus désesperés. Mais j'étais prisonnier de cette vitesse, comme autrefois elle était prisonnière de ses crises. Subitement, j'ai levé le pied, me suis mis au point mort. La voiture a roulé sur son erre, dérivé vers la droite, d'une file à l'autre, jusqu'à la bande d'arrêt d'urgence où elle s'est arrêtée.
(pp.37-38)
La porte à double battant au fond du couloir s'est ouverte et voilà la haute silhouette du docteur Bernier, le voilà qui marche de son pas habituel, égal, comme millimetré, et voilà son bras qui se tend, sa main qui s'ouvre, qui serre la mienne; (...)
- Vous êtes pile à l'heure, a t-il dit avec amabilité.Un vrai militaire. Ca n'a pas été trop difficile pour vous garer ?
- Non.
(...)
Ce qui était difficile, c'était de me trouver en face de lui dans ce couloir qui me faisait penser au couloir de la mort.
Ca c'était vraiment difficile.
-Il faudra être vigilant, a t-il repris. Bien veiller à ce qu'elle prenne ses médicaments. La dose exacte. Pour le reste ...
Après un silence j'ai demandé :
- Pour le reste ?
Il a répondu par un haussement d'épaules fataliste.
- Je vous fais confiance.
(p.11)
Une fois dans la chambre, Raya avait déjà perdu sa bonne humeur. Je le voyais à son visage renfrogné, à ses lèvres pincées. J'ai aposé ma main sur son épaule.
- Quelque chose ne va pas ?
- Patrick me manque, m'a t-elle répondu d'une toute petite voix.
- Moi aussi il me manque.
Je ne voulais pas en rajouter, lui lancer que si notre fils avait mis quelques milliers de kilomètres entre lui et nous, c'était pour nous fuir, elle et ses doléances incessantes, ses crises, ses angoisses, ses pleurs, et moi qui perdais pied, ne sachant plus à quel saint me vouer.
(p.65)
-Vous aimez Franck. J'aime les gens qui aiment.
-Quel qu'en soit le prix?
-Quel qu'en soit le prix.
- Ah bon.
(p.215)
Et moi je me sentais paralysé, en panique absolue, comme très souvent dans ma propre vie. Un type qui ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Désorienté, souvent à côté de la plaque.
(p.158)
Sur le front de mer, Raya s'est accrochée à mon bras et nous avons tourné le dos au casino, en direction des thermes. L'air était limpide. J'ai levé les yeux. Quelques nuages, mais si fins, si vaporeux, qu'on voyait par transparence le bleu du ciel. J'aurais voulu que notre vie fut pareille. Quelques ennuis par-ci par-là, comme chez tout le monde, mais tellement légers qu'on aurait deviné sous leur trame diaphane notre bonheur, notre joie de vivre.
(p.67)