Citations sur Le muscle du silence (26)
Elle m'a surnommé Rino. Elle dit que je suis insensible, que j'ai l'armure d'un rhinocéros, c'est pour ça qu'elle a choisi ce sobriquet, pas à cause de la corne, hélas ! Si elle avait feuilleté le dictionnaire, cette petite paresseuse, elle aurait appris que la peau du rhinocéros est extrêmement fine et sensible, et qu'il se roule toute la journée dans la boue pour se protéger des moustiques. Son armure, c'est une croûte de boue sèche, c'est tout...
« Tu avalais les mots, alors, tu t'es mise à vomir la nourriture. »
Je ne voulais plus mentir sur mon passé, je voulais le ressusciter, aussi mortifère fût-il, mais je n'avais pas de souvenirs. De ma mémoire soufflait le vent sec du désert, qui me brûlait. Ne pas se souvenir était une torture.
Le socialisme avait développé chez l'homme un muscle du silence parce que les mots, une fois prononcés, pouvaient se retourner contre lui. Situé au niveau du diaphragme, ce muscle les happait et les enfermait. C'était l'organe de protection de l'espèce.
Si elle démarrait par un état physique de détente, d'abandon, l'écriture devenait très vite tension. Elle affluait dans le corps, raidissait les muscles et gorgeait la tête de sang. Elle s'emparait du visage, tordait ses sourcils, sa bouche, le faisait grimacer. Elle le transformait en visage de clown sans public.
L'écriture remuait le corps parce qu'elle laissait s'échapper le désir.
Je me leurrais terriblement. La mort était un mot dont on n'apprenait vraiment le sens que quand elle advenait.
"Nourriture". Quand on répétait obstinément un mot, il devenait mot-clé et ouvrait les cadenas de l'oubli. Il aidait la navigation dans la mémoire, il accélérait les recherches.
Qu'est-ce que le passé sinon un vaste champ de bouses, que la mémoire a recouvert de pâquerettes pour étouffer l'odeur et embellir la vue ?
La mémoire était un travail à temps plein, une existence parallèle. Il fallait s'en occuper, la nourrir, elle avait sa propre cuisine dont j'ignorais encore les recettes. En lisant je compris qu'il fallait continuer à extirper les souvenirs un à un, avec la racine, car certains, comme les mauvaises herbes, empêchaient d'autres souvenirs de pousser. La mémoire était un état de veille permanent. p.60
Le grand amour sublimé de ma vie, ce sont les anorexiques. Les psychanalystes diraient qu'elles me rappellent les jeunes filles de mon adolescence dans le camp, ils ont peut-être raison. Moi, je suis fasciné par leur courage à braver les contingences sociales et les lois de la nature, par leur aspiration à une liberté absolue. Elles y parviennent parfois, quand elles ne meurent pas. Ce sont parmi les personnes les plus libres que je connaisse, mais elles sont aussi incroyablement dépendantes. J'aime leurs contrastes : leur sensibilité exacerbée et leur froideur, leur volonté de fer et leur extrême fragilité. p.38