Citations sur L'Africain (100)
C'est à l'Afrique que je veux revenir sans cesse, à ma mémoire d'enfant. À la source de mes sentiments et de mes déterminations. Le monde change, c'est vrai, et celui qui est debout là-bas au milieu de la plaine d'herbes hautes, dans le souffle chaud qui apporte les odeurs de la savane, le bruit aigu de la forêt, sentant sur ses lèvres l'humidité du ciel et des nuages, celui-là est si loin de moi qu'aucune histoire, aucun voyage ne me permetta de le rejoindre.
La mémoire d'un enfant exagère les distances et les hauteurs. J'ai l'impression que cette plaine était aussi vaste qu'une mer.
J’ai ressenti de l’étonnement, et même de l’indignation, lorsque j’ai découvert, longtemps après, que de tels objets pouvaient être achetés et exposés par des gens qui n’avaient rien connu de tout cela, pour qui ils ne signifiaient rien, et même pis, pour qui ces masques, ces statues et ces trônes n’étaient pas des choses vivantes, mais la peau morte qu’on appelle souvent l’ « art ».
La réalité était dans les légendes.
C'était trop tard, le temps ne se remonte pas, même dans les rêves.
Au milieu de la plaine, à une distance suffisante pour que nous ne puissions plus voir notre case, il y avait des châteaux. Le long d'une aire dénudée et sèche, des pans de murs rouge sombre, aux crêtes noircies par l'incendie, tels les remparts d'une ancienne citadelle. De loin en loin, le long des murs, se dressaient des tours dont les sommets paraissaient becquetés d'oiseaux, déchiquetés, brûlés par la foudre. Ces murailles occupaient une superficie aussi vaste qu'une ville. Les murs, les tours étaient plus hauts que nous. Nous n'étions que des enfants, mais dans mon souvenir j'imagine que ces murs devaient être plus hauts qu'un homme adulte, et certaines des tours devaient dépasser deux mètres.
Nous savions que c'était la ville des termites.
C'est la Guyane qui a préparé mon père à l'Afrique. Après tout ce temps passé sur les fleuves, il ne pouvait pas revenir en Europe - encore moins à Maurice, ce petit pays où il se sentait à l'étroit au milieu de gens égoïstes et vaniteux.
Les fourmis, à Ogoja, étaient des insectes monstrueux de la variété exsectoïde, qui creusaient leurs nids à dix mètres de profondeur sous la pelouse du jardin, où devaient vivre des centaines de milliers d'individus.
En Afrique, l'impudeur des corps était magnifique. Elle donnait du champ, de la profondeur, elle multipliait les sensations, elle tendait un réseau humain autour de moi. Elle s'harmonisait avec le pays ibo, avec le tracé de la rivière Aiya, avec les cases du village, leurs toits fauve, leurs murs couleur de terre. Elle brillait dans ces noms qui entraient en moi et qui signifiaient beaucoup plus que des noms de lieux : Ogoja, Abakaliki, Enugu, Obudu, Baterik, Ogrude, Obubra. Elle imprégnait la muraille de la forêt pluvieuse qui nous enserrait de toutes parts.
L'Afrique, c'était le corps plutôt que le visage. C'était la violence des sensations, la violence des appétits, la violence des saisons.